Publié le 3 avril 2013 par Jean-Pierre ♫

La trompette

Je marchais depuis un moment dans les rues sombres et étroites d'un faubourg de Tombouctou. C'était un de ces quartiers inquiétants dans lesquels les Blancs ne s'aventurent guère. Depuis déjà quelques heures, la nuit avait recouvert de son voile impénétrable la cité musulmane. Alors, comme dans toute ville d'Afrique, les quartiers populaires s'étaient réveillés. Je suivais mon guide avec précaution car, sans lui, je me serais bien vite égaré dans ce labyrinthe de ruelles. D'autant que le jour et sa lumière tranquillisante ne semblaient jamais devoir réapparaître. Les maisons avec de hauts murs en terre séchée, qui se rejoignaient presque à leurs sommets, les fenêtre derrière lesquelles se tapissait une paire d'yeux d'une lueur maléfique, les fins nuages argentés courant sur une Lune ronde, les creux noirs et profonds où se terrait un coupe-gorges avide de pièces sonnantes, les boites de nuit improvisées dans lesquelles des jeunes dansaient au son d'une musique cacophonique, et les cours intérieures où l'on fumait, couché sur une natte, ses rêves les plus fous, tout cela semblait dire : nuit, reste avec nous, nous ne voulons pas de la lumière du jour.

C'est dans cet univers chaud et fiévreux, le visage caressé par un doux zéphyr, que je m'accrochais au long boubou blanc de mon guide. Il prétendait m’amener quelque part où se donnerait un spectacle musical exceptionnel. Je n'y croyait guère.

Enfin nous arrivâmes devant une grande bâtisse. A sa droite avait lieu une soirée dansante et à sa gauche on veillait un défunt. Devant la porte, couché sur une natte, un vieillard au regard tranquille nous salua. Nous entrâmes dans la demeure, la traversâmes rapidement et arrivâmes dans la cour intérieure. Là, une quinzaine de personnes buvaient et parlaient bruyamment autour de tables en bois. Je me tournai vers mon guide et le questionnai du regard. Il me tranquillisa, me conseilla de m'asseoir et d'attendre, puis il disparut sous un rideau de perles.

Après avoir commandé à boire, j'observai mes voisins. Un fonctionnaire d'une trentaine d'années et sa petite amie discutaient doucement dans un coin. Un commerçant disparaissant sous un ample boubou bleu s'entretenait avec deux jeunes couples de lycéens. A la table voisine, deux femmes vêtues de pagnes chamarrés parlaient avec trois homme en Dioula.

Soudain, j'aperçus dans un coin un être qui frappa mon attention. Il portait un chapeau melon violet, un costume de même teinte, une chemise rouge et une cravate bleu marine. Il semblait triste et désœuvré et noyait son ennui dans la bière locale. Bien que ce fut un Noir, il ne paraissait pas être Africain. Ses habits, son physique même, me rappelèrent bien vite l'Amérique noire.

Alors que je m’apprêtais à l'aborder, un homme s'approcha de lui et murmura quelque chose à son oreille. Aussitôt son visage s'éclaira. Il redressa le buste et, à mon grand étonnement, je m'aperçus qu'il était très jeune, vingt ans tout au plus. Il se leva, détacha sa cravate et la noua autour de son chapeau melon. D'un bond, il sauta sur une table et sortit d'une mallette noire une trompette.

Certaines personnes le regardaient étonnées, d'autres continuaient de boire. Le cuivre de l'instrument brillait de mille feux sous l'éclat de la Lune. Alors, le jeune homme le porta à ses lèvres et en fit jaillir tout un flot de décibels éclatants. Une somptueuse et entraînante mélodie de jazz envahit l'univers. Peu y résistèrent. Les lycéens d'abords, puis le fonctionnaire et la jeune fille, et d'autres encore s'élancèrent sur la piste et se mirent à danser.

Très rapidement, l'atmosphère fut survoltée. Des gens venus d'on ne sait où formèrent une ronde autour des danseurs, chantant et claquant des mains. Des chapeaux et des vestes s'envolaient vers les étoiles. Nos corps se démenaient au rythme endiablé d'une série de morceaux plus déments les uns que les autres. Le jeune homme, lui, voltigeait, pirouettait, sautait de table en table tout en jouant de son instrument devenu hystérique. De ses poumons en feu, le jazz renaissait !

Pendant cinq heures, nous tînmes le coup, chantant dansant, buvant sans nous arrêter. Puis, petit à petit, nos corps étoilés de sueur se calmèrent. Le musicien était passé à un registre de longues et douces mélodies.

Soudain, une bagarre éclata, nul ne saura jamais comment ni pourquoi. Le trompettiste posa son instrument et se jeta gaiement dans la mêlée générale. Prudemment, je demeurai à l'écart. J'avais bien agi car, peu de temps après, les protagonistes se calmèrent à la vue de deux blessés. L'un d'eux gisait sur le sol, assommé par une bouteille, l'autre se tenait stoïquement debout et sur sa chemise rouge, car c'était le musicien, s'étalait une rose écarlate : on venait de le poignarder.

On emmena les deux hommes dans une demeure voisine où une vieille femme, les yeux encore embués de rêves, leur prodigua quelques soins. L'assommé reprit bien vite connaissance mais le musicien quitta la vie moins d'une heure plus tard.

Triste, je regagnai la maison où il nous avait offert son talent fantastique. Là, sur une table éclairée faiblement par le soleil qui s'élevait au dessus du Niger, sa trompette gisait abandonnée. Ému, je m'approchai de l'instrument, le prit et l'observai. Le nom de son propriétaire était gravé à même le cuivre : Louis Armstrong.

Libreville le 29 avril 1981

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