Publié le 2 août 2015 par Jean-Pierre ♫ - Dernier commentaire le 7 août 2015

Dimanche 2 août 2015, 15h, Grenoble (Tranches de vie - épisode 2)

J'ai le cœur qui va exploser. Je me sens si oppressé. Je voudrais juste dormir. Mais une telle tension nerveuse me tenaille que je n'y puis pas. Quand cela a-t-il commencé ? Il y a fort longtemps, je présume. Sans doute dès ma naissance. Ma mère a refusé d'emblée de m'allaiter. Cela fait maintenant presque sept ans que je ne travaille plus. Cela fait cinq ans et demi que je suis officiellement au chômage (J'ai passé ma dernière année de salarié sans aucune activité). Cela fait tout juste trois ans que je suis arrivé en fin de droit aux allocations chômage. Je perçois depuis lors l'allocation spécifique de solidarité soit, au maximum, 500 euros par mois mais, en y ajoutant le salaire de ma femme, cela ne doit pas dépasser 1790 euros. Comme elle gagne 1400 euros par mois, je touche en fait moins. Je me sens nul, inutile, rien, néant, sans objet. Lors de mon dernier entretien à Pôle sans Emploi, mon conseiller m'a appris que, si je trouvais un emploi dans le secteur non marchand, association ou administration, je serais subventionné à 75% par l'état pendant un an. Mon employeur n'aurait donc plus qu'à me payer le quart restant. Même avec une aide aussi importante, aucun des organismes que j'ai contactés ne m'a ne serait-ce que répondu. Pas même un refus. Rien. Je n'existe plus. J'ai définitivement disparu des écran-radars.

Cela fait six ans que je suis arrivé à Grenoble. J'y suis venu juste après mon licenciement dans l'espoir de trouver du travail dans l'enseignement. J'ai un diplôme d'ingénieur en informatique agrémentée d'un DEA d'intelligence artificielle. Sur le papier, c'est beau. C'est même très classe. Dans la réalité, ça ne vaut plus rien. Dans l'informatique, à trente-cinq ans, on est vieux. Or j'en ai cinquante. J'ai effectué une enquête auprès des principaux employeurs grenoblois. Ce qui les intéresse ? Des jeunes de moins de trente ans ayant deux ou trois ans d'expériences, malléables à souhait, fraîchement formés aux nouvelles technologies. Ce n'est pas une question de salaire. Même payé beaucoup moins, ils ne me prendraient pas. Ce n'est pas non plus une question de mise à jour de mes connaissances. J'ai suivi une formation de remise à niveau à l'AFPA en vain. Ils veulent de la chaire fraîche, pas de l'avarié. Aussi me suis-je dit qu'à Grenoble, ville universitaire regorgeant d'écoles en tous genres, mon expérience et ma maturité trouveraient leur place dans l'enseignement, domaine où l'âge devrait être un avantage. Là aussi je n'ai reçu aucune réponse. Pas même négative. Je suis épuisé de n'être rien. Avoir une place dans la société permet de se poser, de se sentir utile, que dis-je ?, de sentir tout simplement. N'être rien est infiniment pesant. C'est épuisant. Cela fait bientôt six ans que je vis à Grenoble et je n'ai réussi à me faire aucun ami. Je n'ai jamais été très doué dans ce domaine mais à ce point ça ne m'est jamais arrivé. Pour être vu, encore faut-il se voir. Et ceux qui disent « Qu'importe le travail ! On peut faire tant d'autres choses! » se trompent. Du moins se trompe-t-il me concernant. Depuis un an, je donne des cours de soutien informatique à des retraités dans une association. Cela me donne l'illusion d'exister. Juste une illusion. Il y a peu, j'ai découvert le tout jeune syndicat Précaires-Solidaires. J'y suis allé voir. Sauf que je me sens tout sauf précaire. Depuis trois ans, depuis que je perçois l'ASS, ma situation est d'une incroyable stabilité. Tous les six mois, le montant de mon allocation est recalculé en fonction des revenus de ma femme autant qu'il évolue très peu. Nous bouclons nos fin de mois avec même un zeste d'économies. Nous avons même acheté il y a trois ans un appartement. 405 euros de traites sur 15 ans. C'est moins que ce que nous payions jadis en loyer. Il faut dire que je disposais d'un petit magot et que notre apport initial a donc couvert les deux-tiers. Je comprends cette bande de jeunes à moitié étudiants qui viennent de créer ce syndicat Précaires-Solidaires. Ils savent que la précarité les attend, faite d'alternances de petits boulots et de périodes plus ou moins courtes de chômage, faite de fins de mois à l'arrache. Ils ne sont pas prêts, eux, d'acheter un appartement. Mais je ne me reconnais pas dans ce syndicat. Je suis chômeur longue durée et cela n'a rien de précaire. Je suis fatigué de me battre alors qu'eux sont pleins d'illusions et d'énergie. Grand bien leur fasse. J'espère qu'ils sont les germes d'un Podemos à la française qui tarde tant. Je l'espère surtout pour ma fille. Pas pour moi. Que puis-je encore espérer ? A l'Âge d'Or, l'association où j'apporte un soutien informatique à des retraités, je croise des gens plutôt riches, qui s'offrent de belles vacances, qui s'achètent l'ordinateur dernier cri, mais qui savent à peine envoyer un mail. A quoi leur sert leurs ordinateurs surpuissants ? A rien ou presque. C'est comme s'ils disposaient d'un jet pour se rendre au coin de la rue. Et s'ils peuvent partir en vacances, grand bien leur fasse. Pourquoi s'en priveraient-ils ? Quant à moi, j'aimerais bien aussi me reposer. Non pas partir deux semaines à Djerba ni même une semaine dans un gîte paumé, juste me reposer. Ma femme travaille dur comme aide-soignante dans un mouroir pour riches où des nonagénaires sont maintenus en vie à tout prix. Il faut dire qu'ils rapportent entre 2500 et 3000 euros par mois, dont une partie est prise en charge par la collectivité. Leur fin de vie est tout sauf une fin de vie. C'est la désolation ultime. Ils se retrouvent dans une totale solitude, la plupart à l'état de légumes, abandonnés de tous sauf des aide-soignantes qui se succèdent pour effectuer les soins de base à un rythme cadencé qui ne laisse guère de place à l'humanité. Au Maroc, pays dont ma femme est originaire, l'on meurt peu après soixante-dix ans, mal soigné mais en famille, entouré des siens. Ici, l'on meurt à quatre-vingt-dix largement passés mais dans l'infinie solitude d'un univers aseptisé. Fort heureusement pour moi, je ne connaîtrai jamais une telle décadence. Ayant cotisé guère plus de vingt ans, je mourrai pauvre chez moi.

Voilà.
C'est tout pour aujourd'hui.
Ces quelques mots m'ont apaisé.


Non.
Il faut que je continue.
Connaissez-vous Facebook ?
On y trouve un article ou parfois même une simple photo. Cet article nous touche. Il parle de gens qui meurent en Méditerranée et l'on ressent de la compassion. Ou alors c'est un beau paysage ou une maxime pleine de sagesse. Alors on clique sur "Partager" pour que cet article, cette photo, cette maxime apparaisse sur notre "fil d'actualité", pour que nous clamions au monde entier notre intérêt pour ce dernier. Et puis l'on attends la reconnaissance. Se sentir exister dans les "J'aime" d'un autre, un autre qui, parfois d'un coup d’œil fugace, nous aura, d'un simple clic, donné l'illusion qu'il nous a compris. Se dire que l'on n'est pas le seul à ressentir de la compassion pour ces enfants noyés dans l'infini désert de l'inhumanité. Parfois même, quelqu'un poste un commentaire. Parfois même, une discussion naît, voire même un débat. Peut-on accueillir toute la misère du monde ou faut-il fermer nos cœurs à ces migrants en déshérence ? Chacun y va de son point de vue. On se sent alors soudain important. On se sent enfin exister. Cela relève de la discussion de comptoir car, bien entendu, nous n'avons aucun pouvoir sur ceux qui dirigent le monde. Un zeste de réflexion permet de se rendre compte que la finance internationale domine largement le monde. Comme le disait fort justement Coluche, si les élections servaient à quelque chose, elles seraient depuis longtemps interdites. Alors, les discussions sur le net... Mais bon, chaque "J'aime" comble cette solitude. Du moins il en donne l'illusion. Chaque "J'aime" permet, un bref instant, de se sentir reconnu membre de la communauté humaine. Le travail peut être dur, épuisant, pénible, mais le travail offre une place. Et quand on n'en a plus, je parle de place, alors on se donne l'illusion d'être en vie grâce à des "J'aime" récoltés sur Facebook ou n'importe lequel de ses équivalents.

Voilà à quoi en est réduite ma vie.
Heureusement que j'ai une fille dont je dois m'occuper le matin et à son retour de l'école, heureusement que j'ai une femme qui me tient compagnie mais chacune de mes foutues journées se résume à une seule question : à quoi vais-je l'occuper ? Une fois passées deux heures par-ci trois heures par-là à apprendre à des retraités comment envoyer un mail, que faire ? Alors je me gave de radio. Je suis accroc à France Inter. Certaines émissions sont intéressantes. D'autres sont là surtout pour me bercer de leur présence dans mon infinie solitude. J'apprends des choses. Mais à quoi bon ? Que faire de ce savoir accumulé ? A quoi bon lire un article expliquant en détail la naissance de Daech, comment il risque de se développer ? Tout cela est vain, inutile. Sans objet. Je me sens tout autant empli de néant.

Le néant est notre destinée commune. Nous en venons et, bientôt, nous y retournons. Tous sans exception. Mais que faire entre temps ? Se sentir utile. Mais comment se sentir utile quand tout dans la société nous renvoie le contraire ? Là, je sens que tourne en rond aussi vais-je arrêter. Car c'est une boucle sans fin mais non sans faim, ou plutôt gorgée d'une soif d'exister, de ne pas exploser, de me sentir aimé.

La malignité du monde contre laquelle toute celle qu'on a soi-même échoue et n'a plus aucun sens. Ce n'est pas moi qui le dit mais Kafka. Il a bien le droit. Ce sera là ma conclusion.