30 décembre 2014 17h27

Pépé le Moko
Victor Hugo « discours sur la misère » à l’Assemblée Nationale le 9 juillet 1849

«Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. Remarquez-le bien, Messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas le fait, le devoir n’est pas rempli.

La misère, Messieurs, j’aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir où elle en est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu’où elle peut aller, jusqu’où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au moyen-âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez-vous des faits ?

Mon Dieu, je n’hésite pas à les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais nécessaires à révéler ; et tenez, s’il faut dire toute ma pensée, je voudrais qu’il sortît de cette assemblée, et au besoin j’en ferai la proposition formelle, une grande et solennelle enquête sur la situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que tous les faits éclatassent au grand jour. Comment veut-on guérir le mal si l’on ne sonde pas les plaies ?

Voici donc ces faits :

Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s’enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver. Voilà un fait. En voici d’autres : Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misère n’épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l’on a constaté après sa mort qu’il n’avait pas mangé depuis six jours. Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon!

Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société toute entière ; que je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce sont des crimes envers Dieu !

Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je voudrais pénétrer tous ceux qui m’écoutent de la haute importance de la proposition qui vous est soumise. Ce n’est qu’un premier pas, mais il est décisif. Je voudrais que cette assemblée, majorité et minorité, n’importe, je ne connais pas, moi de majorité et de minorité en de telles questions ; je voudrais que cette assemblée n’eût qu’une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l’abolition de la misère!

Et, messieurs, je ne m’adresse pas seulement à votre générosité, je m’adresse à ce qu’il y a de plus sérieux dans le sentiment politique d’une assemblée de législateurs ! Et à ce sujet, un dernier mot : je terminerai là.

Messieurs, comme je vous le disais tout à l’heure, vous venez avec le concours de la garde nationale, de l’armée et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l’Etat ébranlé encore une fois. Vous n’avez reculé devant aucun péril, vous n’avez hésité devant aucun devoir. Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable… Eh bien ! Vous n’avez rien fait !

Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matériel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidé ! Vous n’avez rien fait tant que le peuple souffre ! Vous n’avez rien fait tant qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n’avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l’âge et qui travaillent peuvent être sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et ont travaillé peuvent être sans asile ! tant que l’usure dévore nos campagnes, tant qu’on meurt de faim dans nos villes tant qu’il n’y a pas des lois fraternelles, des lois évangéliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cœur ! Vous n’avez rien fait, tant que l’esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous n’avez rien fait, rien fait, tant que dans cette œuvre de destruction et de ténèbres, qui se continue souterrainement, l’homme méchant a pour collaborateur fatal l’homme malheureux!»

Victor Hugo

30 décembre 2014 18h10

Segel
Et l’homme naïf a pour collaborateur fatal l’homme méchant !

30 décembre 2014 20h19

gonzo
dans le domaine je ne pense pas que l'économie soit notre ennemie.
mais plutot que la spéculation est l'ennemie de l'économie, celle de l'échange des biens .
la richesse dans le partage ...économique et non accumulation

30 décembre 2014 23h04

Segel
Quand je lis ce texte d'Hugo, je ne peux m'empêcher de repenser au parallèle que fait Henri Guillemin entre Rousseau, Robespierre et Jaurès, dans sa conférence sur Robespierre.

Pour ceux que ça intéresse :
Les conférences d'Henri Guillemin en MP3

Pourquoi tant d'humanistes bourrés de bonnes intentions se voient-ils au final totalement floués par l'histoire, voire carrément salis par une véritable propagande ?

31 décembre 2014 10h17

sourire
Je ne suis pas philosophe et il y a tant à dire! Qu'avons-nous fait depuis 165 ans ? Certes la misère est différente mais elle est toujours là peut-être pire compte tenu de l'évolution de notre monde car les tentations sont encore plus fortes et la détresse plus grande pour ceux qui n'ont que les yeux pour "voir" tout ce qui existe et qu'ils n'auront jamais. Le luxe insolent qui transpire à travers les vitrines de bouffe, de fringues, d'électronique, etc est une vraie provocation et une souffrance pour ceux qui n'ont rien.
Victor Hugo est un grand humaniste qui a su traduire cette misère du 19ème siècle mais s'il revenait, il serait sans doute effrayé de voir que nous ne faisons pas mieux qu'à son époque.

1er janvier 2015 21h23
modifiée
1er janvier 2015 21h28

R.WOLF
Le texte me fait penser qu' il y a un an, et quelque part c' est une forme de misère, celle des sociétés dites riches, qui nous y conduisait tous, misère morale, affective, sanitaire, financière, je lisais à l' hôpital,ce très beau roman de Mario Vargas Llosa, le paradis un peu plus loin. Y est décrite la misère des Canuts à Lyon, l' abrutissement du prolétariat.
Aujourd' hui encore ...
http://www.pauljorion.com/bl...
Je sais que vous ne vous intéressez pas à ce qui se passe en Belgique, néanmoins, vous avez du vous rendre compte du choc ayant opposé les syndicats, ce mois de décembre, au patronat et ses représentants au gouvernement.
L' espoir d' un changement politique, ici, comme en Grèce ou en Espagne, en résulte. Bref c' est jamais fini.
http://www.lesoir.be/729692/...
Ici nous posons des questions mais nous savons les réponses ; le devoir des intellectuels est de transmettre leur savoir au public. Ceux qui ne le font pas ne méritent pas leur titre.

1er janvier 2015 21h39

lurette
il serait sans doute effrayé de voir que nous ne faisons pas mieux qu'à son époque.
Oui, tout à fait d'accord.

Très beau, ce texte de Victor Hugo, qui n'a absolument rien perdu de sa pertinence ni de son urgence.
Dans nos sociétés occidentales où nous avons eu la chance de naître, déjà ça merde, alors comment s'étonner que dans celles où tout est infiniment plus dur d'office, ça merde tant ?
Bon, heureusement, il y en a, plein de gens qui ont une hauteur d'esprit, qui se la donne vers une évolution, il faut surtout pas l'oublier, et en aucun cas les minimiser.
Mais quel boulot, face à tant d'autres, face à tant et tant sans cesse renouvelée de barbarie, injustices etc.. et pourtant, pas d'autre solution que des suivre, ces idéalistes irréalistes, (sauf tout laisser péter aussitôt, au moins, ça sera réglé vite fait..=

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