Publié le 10 avril 2013 par Jean-Pierre ♫ - Dernier commentaire le 17 avril 2013

L'ennemi public numéro 2

Personnages :
E : 50 ans, fatigué, sensé être l'ennemi public n° 2
H et F : couple moyen de Français moyens d'un âge moyen
h et f : leurs enfants, 8-10 ans
G1, G2 et G3 : gendarmes ridicules et grandiloquents

Décors :
C'est un salon qui se veut chic mais qui fait affreusement rococo. A gauche, un escalier mène à mezzanine qui surplombe la pièce.


Acte I :

Assis sur un fauteuil, face à la scène, un homme, dont on ne voit que la pipe et les chaussons, lit le journal. On sonne. Il va ouvrir.

E, menaçant, braquant un revolver : Je suis l'ennemi public numéro 2 !
H, las et désabusé : Je sais. J'ai vu votre portrait au journal de 20h.
E : Je suis venu vous tuer.
H : Soit. Mais ne restez pas là. Entrez donc.
E entre. Au passage, il pose négligemment son revolver sur un guéridon.
H : Asseyez-vous, je vous en prie.
H et E s'assoient face à face. H sert deux verres. E regarde autour de lui. Il commence à sourire.
E : C'est gentil chez vous.
H : Vous trouvez ? C'est ma femme qui s'est chargée de la décoration. Je trouve qu'elle n'a aucun goût.
E, franchement souriant : Moi j'aime bien. On se sent chez soi.
H : Excusez-moi mais je crois que vous êtes en train de sourire.
E, reprenant un air menaçant ! Oh ! Je suis vraiment désolé !

Silence...

E, triste : A vrai dire, je n'ai jamais aimé ce métier. C'est d'ailleurs pourquoi je suis si vieux.
H, il semble un peu moins s'ennuyer : Je ne comprends pas ?
E : C'est pourtant simple. Quand j'ai commis mon premier délit, à l'âge de seize ans, j'étais l'ennemi public n° 31 547. Or, comme je n'ai jamais su être assez monstrueux et terrifiant pour grimper rapidement les échelons, j'ai dû progresser à l'ancienneté. C'est pourquoi je ne suis devenu l'ennemi public n° 2 qu'à l'âge de cinquante ans. En fait, je suis un raté !
H : Mais non ! Ne dîtes pas ça !! Vous êtes l'ennemi public n° 2 maintenant ! Fa n'est pas rien !! Ressaisissez-vous !!!
E : Bof. C'est facile à dire. Mais quand on fait un métier aussi idiot...

Silence...

E : Mais vous ? Ça ne vous dérange pas pas si je vous tue ?
H : Oh non. Pas du tout. Ma vie est tellement monotone. Métro-boulot-dodo, encore métro-boulot-dodo, toujours métro-boulot-dodo ! (H commence à rêver) Être mort ! Voilà une aventure passionnante ! Voir toute ma famille éplorée défiler devant moi... l'enterrement... grandiose... les bêtises du prêtre... en latin... Et enfin : la mort ! Le grand saut vers l'inconnu ! Un voyage plein de surprises !
E : Je vois. Votre vie doit être terriblement ennuyeuse...
H : Et puis surtout être sauvagement assassiné par l'ennemi public n° 2, c'est la gloire assurée ! Ma photo à la une de tous les journaux ! Des articles sur ma vie ! De croustillantes anecdotes sur mon intimité ! Et enfin, on parlera de moi à la télévision ! J'ai toujours rêvé de passer au journal de 20h ! Le pied !


Acte II :

F entre, croulant sous le poids de trop nombreux sacs bourrés d'achats, accompagnée de deux turbulents enfants. Elle semble épuisée, énervée, débordée de travail. H et E se lèvent.
H : Bonjour chérie. Je te présente l'ennemi public n° 2.
E, poli : Madame.
F, trop occupée : Bonjour.
Elle ne prête plus aucune attention aux deux hommes et commence à déballer les commissions.
H : Il est venu pour me tuer.
F, agacée : Je t'en prie ! Je suis occupée !!
H et E, déçus, se rassoient. f et h se sont emparés du revolver. Ils coutrent dans la maison, jouant au gendarme et au voleur.
h : Pan ! Je t'ai eue !
f : Non ! J'ai vu la balle arriver avant !
Et ainsi de suite jusqu'à la fin...

H : En fait... je me demande si... dodo-dodo-dodo ce n'est pas encore plus monotone que métro-boulot-dodo. Qu'en penses-tu, chérie ?
F, toujours occupée : Pardon ?
H, plus fort : Être mort, ce doit être terriblement ennuyeux, non ?
F s'arrête d'un coup de travailler : Comment ?! On voit bien que ce n'est pas toi qui t’occupes de tout, ici ! Ah ! Être morte ! Plus de courses, de vaisselle, d'enfants à accompagner à l'école, de mari à nourrir chaque soir ! Le repos à perpétuité ! Ce serait vraiment... le paradis !
Ayant fini de rêver, elle s'aperçoit qu'elle a encore beaucoup de travail et de se remet de plus belle à déballer ses courses.
H, à l'attention de E : Ah ! Elle se plaint ! On voit bien qu'elle n'est pas enchaînée, elle, à une vie morne et ennuyeuse, bercée au rythme monotone du métro-boulot-dodo !

Silence...

H : Mais, j'y pense... si tu souhaites tant être morte... nous n'avons qu'à échanger de vies ! Qu'en penses-tu, chérie ?
F, excédée : Et comment ! Tout à fait d'accord !!
H, se tournant vers E : Cela ne vous dérange pas, monsieur, de tuer ma femme au lieu de moi ?
E : Bof. Moi... Du moment que je commets un meurtre...

Silence...

E, réfléchissant soudain : Mais... si vous souhaitez une vie aventureuse, pleine de rebondissements, pourquoi ne deviendriez-vous pas l'ennemi public n° 2 à ma place ?
H, rêveur : L'ennemi public n° 2 ? Suspens... cavales... poursuites... à vrai dire, c'est un programme qui me va à ravir ! Qu'en penses-tu, chérie ?
F : Oh ! Tu vois bien que je suis occupée ! En attendant que tu prennes ma place, il faut bien que que je finisse de ranger les courses !
H, se tournant de nouveau vers E : Soit, mais vous dans tout ça ?
E : C'est moi qui prendrais la place de votre femme. Un doux foyer, deux charmants enfants, une situation tranquille, sûre et confortable, de veuve éplorée, cela me convient parfaitement.
H : Soit !

Silence...

H, soudain horrifié : Mais alors ! Il va falloir que je tue ma femme ?!!!
E : Bien-sûr que non puisqu'elle sera mon mari.
H : Dans ce cas... Ne perdons pas de temps. Trois nouvelles vies nous attendent !
Il se lève.


Acte III :

En coup de vent, entrent trois gendarmes. Ils ont une allure théâtrale et grandiloquente. De même qu'ils parlent à tour de rôle, ils effectuent, en file indienne, les mêmes gestes l'un après l'autre.
G1 : L'ennemi public n° 2 se trouve ici !
G2 : Nous en sommes sûrs !
G3 : La concierge nous l'a dit !
H et E se dirigent vers les pandores et tentent de parler en même temps :
H : Laissez-moi vous expliquer...
E : En fait, je ne suis pas moi...
H : C'est à dire...
E : Pour tout vous dire...
Les trois gendarmes sont terrifiés.
G1 : Doute horrible : lequel est-ce ?
G2 : Qu'importe ! L'homme est dangereux !
G3 : Il n'est que temps ! Il faut tirer !
Ils tirent.
H et E s 'écroulent, abattus sur le coup.
F arrête de ranger ses achats. Elle prend un livre, le feuillette énergiquement et s'arrête enfin à la bonne page. D'une voix neutre, elle lit :
F : Manuel de la parfaite épouse. On vient d'assassiner votre mari. Jetez-vous sauvagement sur le ou les coupables, mordez-les, griffez-les, injuriez-les sans retenue.
F agit ainsi :
F : Monstres ! Assassins ! Mon mari !! Qu'avez-vous fait !!!
Encore plus terrifiés, les gendarmes tirent. F meure et s'écroule à son tour.
G1 : Horreur ! Quelle lamentable bavure !
G2 : Certes ! Mais nous n'y pouvions rien !
G3 : Tout est fini ! N'en parlons plus !

f et g jouent sur la mezzanine.
f : Je parie que tu ne les dégommes pas d'un seul coup tous les trois !
g : Chiche !
Il tire.
G1, étonné : Je me meurs !
Il s'écroule.
G2, pathétique, montrant le corps de G1 : Il se meurt !
Il s'écroule.
G3, presque amusé : Nous nous mourons !
Il s'écroule.
f et g descendent de l'escalier.
g, dépité : Zut ! Ils ne veulent plus jouer avec nous ! Ils avaient l'air pourtant marrants.
f : Et si on jouait à l'aventure ?
g : Chiche !
Alors, main dans la main, ils sortent de l'appartement. Par la porte entrouverte, on entend encore un moment leurs cris de joie et puis...

Rideau.


Fresnes, le 16 avril 1984