Publié le 26 septembre 2014 par Jean-Pierre ♫

Staline et Trotsky

Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux !
Eugène Ionesco


Qu'on ne s'y méprenne ! Les deux protagonistes de l'histoire que je vais ici rappeler ne sont pas les véritables Staline et Trotsky. Cette étrange aventure s'est autrefois déroulée dans un pays fort éloigné des plaines neigeuses de Russie. J'ai choisi ce titre parce que certains points de cette histoire ne sont pas sans rappeler le différent ayant opposé Staline et Trotsky. De plus, l'honnêteté historique ne me permet malheureusement pas de dévoiler les véritables noms des personnages que je vais vous décrire.

Cou de taureau surplombé d'un visage rougeaud, regard autoritaire atténué par des cheveux légèrement grisonnants, Staline était solidement campé sur son Trône de Grand Sauveur de la Nation. Certes, durant certains hivers plus rigoureux, l'armée et la police avaient un peu moins de facilité à mater les révoltes éparses et sporadiques. Évidement, plus on leur apprenait à penser plus les étudiants pensaient de travers et se croyaient tout permis, critiquant sans retenue les efforts laborieux du Gouvernement d'Union Nationale. Mais rien de bien sérieux que tout cela.

Néanmoins, Staline était méfiant. Pas très intelligent, non, mais toute une vie passée à louvoyer discrètement entre les différents intérêts, conciliant les uns, opposant les autres, pour enfin conquérir ce poste, l'avait rendu intuitivement rusé et malicieux. Et son air débonnaire cachait mal l'effervescence d'un esprit toujours aux abois.

Aussi, un triste après-midi d'automne, fit-il venir son cher et vieux bras droit :
- Camarade Trotsky, lui dit-il avec un regard malicieux, je viens d'avoir une étrange idée.
- Je t'écoute, camarade Staline ! répliqua ce dernier, fier, droit et imposant. Tu sais que je serai toujours ton fidèle serviteur pour le bien de la Nation et de la Révolution !
- Cesse de dire des bêtises et laisse-moi plutôt parler. Tu sais que la colère gronde, que les esprits s'échauffent et que, chaque jour plus hardie, se forge l'opposition. Nos récents problèmes économiques y sont peut-être pour quelque chose mais qu'importe...
- Noyons la révolte dans le sang ! répliqua fermement Trotsky, levant son bras vengeur.
- Bien-sûr que non ! Tu sais bien que du sang émergent les martyrs. Et ceux-ci raniment la foi de leurs adeptes, les rend inébranlables et obstinés, insensibles à la douleur, à la crainte de la mort. Non ! Mille fois non ! De plus, rajouta-t-il en se caressant la moustache, l'armée subit elle aussi des privations depuis quelques temps. Face à une trop lourde besogne, elle pourrait bien se rebeller.

Le vieux singe, la bouche rusée, l’œil malicieux, reprit :
- Vois-tu, comme Staline (ici Staline fait référence au véritable Staline), ce qu'il me faut c'est un Trotsky (ici Staline fait référence au véritable Trotsky). Pour cette tâche de confiance, rude et délicate, c'est toi que j'ai choisi. Désormais, tu seras mon principal opposant.

Trotsky bégaie et s'exclame, rouge de honte :
- Voyons ! C'est une plaisanterie, camarade Staline !
- Nullement. Comprends-moi bien : sous ta trompeuse tutelle, l'opposition deviendra vite un troupeau d'agneaux que nous mènerons sans efforts à l’abattoir.

***

Ainsi fut fait et fort bien fait. A son grand émoi, le peuple appris un jour que le camarade Trotsky, fidèle bras droit du guide suprême, reniait ce dernier, le traitait d'infâme dictateur, l'accusant de n'avoir pas respecté les aspirations de la (dernière) Révolution et prenait le maquis. Rapidement, tous les opposants se rallièrent au mouvement trotskiste, hormis bien-sûr quelques anarchistes isolés qui se contentaient d'ailleurs d'assassiner un général de-ci de-là, ne menaçant en rien les fondements du régime.

Fermement embrigadés sous l'égide trotskiste, les autres ennemis du pouvoir se firent plus discrets, car organisés en société secrète, et surtout moins dangereux car, grâce aux bons soins de Trotsky, les plus malins devenaient rapidement de nouvelles victimes de l'ignoble tyran dans l’inexorable marche en avant vers la (prochaine) Révolution. Hélas, ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont les premiers...

Mais surtout, l'existence officielle de l'opposition offrait l'avantage de laisser planer une crainte diffuse à travers la nation, donnant ainsi prétexte à des mesures d'exception très efficaces. Bref : le trotskisme raffermissait chaque jour un peu plus les bases du stalinisme.

***

Or il advint une chose que n'avait pas prévu le rusé et malicieux vieux singe, solidement campé sur son trône rouge et or. Trotsky, au contact quotidien de ses compagnons d'armes, âmes nobles et pures, aux cœurs simples, empreints de Justice et de Liberté, prêts à se sacrifier pour leur Idéal, dans cette atmosphère de conspiration et de solidarité face au danger omniprésent, où les privations de chaque jour sont compensées par l'humble sentiment de porter en soi l'Espoir et le Bonheur de l'Humanité, Trotsky vit son écorce rude et sèche se briser, dévoilant le cœur ardent et généreux de sa fougueuse jeunesse aux temps héroïques de la (dernière) Révolution. Bref, en un mot, chaque jour un peu plus Trotsky devint trotskiste, jusqu'à ce qu'il décide, à la tête de ses fidèles troupes, de réellement renverser, l'infâme, l'ignoble crapule stalinienne.

Par une fraîche journée de printemps, ce fut fait et fort bien fait. Le peuple descendit dans la rue et manifesta violemment contre la dictature. L'armée, complice, ferma les yeux. Les insurgés envahirent le palais et pendirent le traître haut et court. Staline est mort ! Vive Trotsky !

***

Les années passèrent. Les uns après les autres, les membres du Gouvernement de Salut Publique démissionnèrent discrètement et furent conviés à abandonner la politique pour des activités plus paisibles. Les plus réticents moururent brutalement, certains de fulgurantes maladies, d'autres dans de tragiques accidents. Bientôt, seul Trotsky demeura, toujours fidèle tant son poste qu'à ses engagements.

Un triste après-midi d'automne, ce dernier fit venir son cher et vieux bras droit :
- Camarade Souvarof, lui dit-il avec un regard malicieux, je viens d'avoir une étrange idée...

Fresnes, le 6 novembre 1983


Lili ... - 26 septembre 2014 à 09h49
"Évidement, plus on leur apprenait à penser plus les étudiants pensaient de travers et se croyaient tout permis"

Lili ... - 26 septembre 2014 à 09h49
Bon texte. J'aime bien. Il est de toi ?

Jean-Pierre ♫ - 26 septembre 2014 à 12h25
Oui. Merci pour le compliment.

Lili ... - 27 septembre 2014 à 23h30
De rien, c'est sincère. Si tu n'as pas perdu depuis le temps, tu devrais peut-être te lancer dans l'écriture avec les jeunes, pièces de théatres ou autre à la MJC ou ailleurs.

Valéry - 28 septembre 2014 à 06h58
On dirait du mauvais Dostoèvski..

Jean-Pierre ♫ - 28 septembre 2014 à 07h17
Merci pour le compliment. Tu peaufines l'art d'être aimable.

Pépé le Moko - 30 septembre 2014 à 09h59
Trotsky tue le ski... ok, je sors --->[]

Pépé le Moko - 30 septembre 2014 à 10h00
... mais beau texte ceci dit

sourire - 2 octobre 2014 à 13h05
Comme Lilly, je pense que tu as une superbe opportunité pour te lancer dans l'écriture!

Jean-Pierre ♫ - 2 octobre 2014 à 15h36
Merci à vous deux. Pour l'instant, je ressors des écrits vieux de 30 ans. Plus tard, je verrai...

Valéry - 5 octobre 2014 à 06h30
Je serai ton 1er correcteur.

Valéry - 5 octobre 2014 à 06h31
J'écris, moi aussi

Segel - 23 octobre 2014 à 20h43
C'est très bon tout ça. L'opposition sous contrôle ça me rappelle 1984 que je viens de lire enfin. On devrait plus souvent écrire sur ces sujet. J'aime la politique, donc ton texte me parle. Et depuis Machiavel, je n'ai rien lu de bien intéressant.

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