Publié le 30 septembre 2014 par Jean-Pierre ♫ - Dernier commentaire le 2 octobre 2014

Les évadés du 7h39

Soyez réalistes : demandez l'impossible.
Ernesto Che Guevara

Les évadés du 7h39


Au tout début de l'histoire, il y a le RER B. Le réseau express régional ligne B. Fils légitime de la ligne de Sceaux, ce dernier s'apparente davantage au train qu'au métro. D'ailleurs, à partir de la station Gare du Nord, les voies qui mènent à l'aéroport Charles de Gaulle ou à la station Mitry-Claye font partie intégrante du réseau des chemins de fer. Ces détails techniques peuvent paraître ennuyeux pourtant, pour le reste de l'histoire, ils ne sont pas sans importance.
Franchement pas.

Au début de l'histoire, il y a Castor et Pollux. Comme chaque matin ou presque, ils se retrouvent sur le quai du RER, direction un lycée parisien. C'est habituellement pour eux le moment le plus ennuyeux et le plus désagréable de la journée. Pourtant, la RATP se donne bien du mal pour rendre ses trains attrayants. Ils sont bleu-blanc-rouge, par patriotisme, agrémentés de jaune, une touche de gaieté. De plus, suivant leur fonction, ils portent différents noms : Aïda, Gyna, Papy ou Katy. Et bien-sûr, Aïda est un direct et Katy un omnibus. A cette heure-là, 7h39, Katy entre en gare.
Comme chaque matin, donc.
Ou presque.

Les portent s'ouvrent. Après avoir contemplé avec tristesse les banlieusards matinaux qui s'engouffrent dans le wagon, Castor et Pollux se décident enfin à les suivre. Ils sont compressés. Complètement. Quelqu'un fait même finement remarquer que le sol est devenu parfaitement inutile tant ils se soutiennent les uns les autres.

A chaque station - c'est un omnibus - une ou deux personnes descendent tandis qu'il en entre une bonne douzaine. Dégoûtés, Castor et Pollux tentent de tromper leur ennui en discutant.
Castor :
- J'ai toujours souhaité traverser la Sibérie. Comme Michel Strogoff.
En fait, c'est à cet instant précis que l'histoire commence. Il est 7h51.

Castor est un rêveur, Pollux est pragmatique. Aussitôt il réplique :
- Détournons le train jusqu'à Vladivostok.
Castor regarde Pollux mi-sourire, se demandant ce qu'il a bien voulu dire par là. Car il sait que Pollux ne profère jamais de paroles inutiles. En vérité, Castor a parfaitement compris. Mais il n'ose se l'avouer.
Pas encore.

Pollux :
- Allez ! Viens !
Profitant de la grande purge de la station Denfert-Rochereau - tout le monde descend ou presque - Pollux se rend au bout du train. Castor le suit.
Perplexe.

Pollux entre dans la cabine de pilotage. Il demande au chauffeur de partir. Ce dernier hésite, bien-sûr. Pas longtemps : Pollux sait parfois faire preuve d'arguments frappants.
Castor :
- Tu sauras le conduire ?
- Pas difficile !
En effet : une manette pour l'accélération - la boite de vitesse est automatique - un bouton pour la fermeture des portes - que Pollux s'empresse d'enfoncer - et un autre pour la lumière. C'est tout. Ah si ! Une radio pour communiquer avec le centre de contrôle.
Primordial détail.
Évidemment.

Le train démarre. Lentement.
Castor et Pollux sursautent. Une voix vient soudain de retentir :
- Contrôle appelle Katy. Tout va bien à bord ?
- Pas de problème. Pourquoi cette question ?
- Quelqu'un à Denfert-Rochereau se fait passer pour vous.
- Encore un rigolo.
C'est tout.

Pour un détournement, ça commence plutôt bien. Castor est presque déçu. Pollux le rassure :
- A tout moment, ils peuvent nous dérouter avec un aiguillage bidon. Il faut donc sortir de Paris sans se faire remarquer.
C'est pourquoi il s'arrête consciencieusement à chaque arrêt de la capitale.

La banlieue, enfin !
Pollux :
- Vladivostok, c'est par où ?
Castor feuillette son livre de géographie :
- De toute façon, nous sommes coincés sur le réseau nord. Il faut donc aller jusqu'à Hanovre en passant par Bruxelles et Bonn. Là, on bifurque vers Berlin, Varsovie et Moscou. Ensuite, on suit le Transsibérien ou le Baïkal-Amour-Magistral. Mais je ne sais pas s'il est déjà terminé.
Pollux, un peu énervé :
- D'accord ! Mais pour l'instant ?
- Direction Charles de Gaulle. De là, tu continues vers Compiègne, Saint Quentin, Maubeuge et Bruxelles.

Silence.
Un peu tendus, hésitant encore à éclater de rire, ils admirent le paysage défiler devant leurs yeux.
A toute allure.
Castor :
- Il faudrait peut-être prévenir les passagers.
Pollux :
- Tu es plus convainquant que moi.
Il lui tend le micro interne.

Dans le RER, les gens commencent à s'inquiéter. Surtout ceux dont la station est déjà passée, un peu trop vite à leur goût. Entendant une voix, ils se taisent soudain. Impatients.
- Mesdames et messieurs, force nous est de vous apprendre que, pour des raisons techniques que la RATP déplore - vous voudrez bien l'en excuser - ce train va être détourné de son itinéraire habituel. Prochain arrêt : Vladivostok.
Pollux :
- Tu aurais pu leur dire la vérité !
- C'est ce que j'ai fait.
- Oui. C'est vrai.

Dans le RER, les commentaires vont bon train.
- C'est toujours la même chose !
- "Ça bouge sur la B !" disent-ils. Un peu trop, même !
- Je vais encore être en retard à mon boulot. Moi qui avais toute une pile de dossiers à trier !
- Ça se trouve où, Vladivostok ?
- Tout prêt du Japon.
- Vous voulez rire ?!
- Non.
- Ah bon. J'ai dû mal entendre alors... De toute façon, impossible d'aller si loin.
- Si.
- Pardon ???

Tout le monde s'est tu. Les gens se pressent pour pouvoir écouter le vieux petit monsieur très sérieux, même un peu trop, qui, très calme, explique :
- Vladivostok. 338 527 habitants. Important port industriel de l'extrême sud-est de l'URSS. Terminus du Transsibérien.
- Comment un simple RER pourrait-il aller jusque là ?
- L'écartement des voies du réseau express régional est le même que celui du réseau ferré européen, y compris l'URSS.
- Et le carburant ? Il n'y en a pas assez pour aller si loin !
- L'alimentation électrique est extérieure au train.
Ce fut une belle panique !

Dans la cabine de pilotage, l'ambiance est détendue.
- A Bruxelles, au passage, on attrapera un cornet de frites !
- Au fait, tu sais parler Allemand ?
- Bah. Avec la vitesse, mon Espagnol devrait suffire.
- Et si on kidnappait Jaruzelski à Varsovie ?
- D'accord ! On le larguera dans un camp aux fins fonds de la Sibérie !
- A Moscou, il ne faudra pas rater la Place Rouge !

C'est alors que la voix retentit :
- Ici la police. J'appelle Katy. Que se passe-t-il à bord ?
Inquiets, ils regardent par la fenêtre. Un hélicoptère vole à leurs côtés. Sans hésiter, Castor attrape le micro :
- Ici le groupe terroriste Bakounine-Ravachol. Ceci est un détournement. Le train est bourré d'explosifs. Si vous tentez de nous arrêter ou de nous aiguiller vers une voie de garage, nous faisons tout sauter. Alors, allez voir ailleurs si nous y sommes.
- Quelle est votre destination ? Quelles sont vos exigences ?
- Vous le saurez en temps utile ! En attendant, rompez !!!
A leur grand soulagement, l'hélicoptère s'éloigne.
Pollux éclate de rire :
- Camarade Ravachol, tu fus parfait ! L'Anarchisme se souviendra de toi !!!

On roule. Bruxelles. Le train s'arrête juste le temps pour la Croix Rouge de faire passer par les fenêtres des vivres et des couvertures. La police n'ose intervenir. Les autorités savent parfois se montrer conciliantes. Surtout quand on y met les formes.
On repart.

Castor et Pollux ne se lassent pas d'admirer le paysage. Ça change du Paris-banlieue. Mais, à force, ils commencent à s'ennuyer.
Normal.

Les passagers semblent se faire à leur nouvelle situation. C'est toujours une journée de travail de gagnée. Et puis la Belgique, c'est plutôt joli.

Castor et Pollux décident de profiter de la situation. Ils se dévoilent et expliquent tout : deux simples lycéens en mal d'aventure, c'est tout.
Surprise !

Finalement, au point où on en est - la frontière allemande est déjà franchie - les passagers décident de profiter de l'occasion et de continuer jusqu'à Vladivostok. Tout le monde semble amusé, hormis quelques éternels grincheux, bien-sûr. On les larguera à Berlin.

Ce fut une nuit pleine de rêves.
Le matin : Berlin. Le mûr, bien-sûr. La Pologne, l'Ukraine, Moscou. Enfin, le Transsibérien !


Les passagers semblent apprécier le voyage à sa juste valeur : une promenade agréable rompant avec le monotone quotidien. En rase campagne, on s'arrête. On pique-nique. On batifole dans les près. Castor et Pollux discutent longuement avec le vieux petit bonhomme qui leur raconte tout ce qu'il peut sur les nombreuses régions traversées.

Dans les gares, pour la distribution des vivres, tout le monde joue le jeu.
Impeccablement !

Mais tous les continents ont une fin. L'Eurasie n'échappe pas à la règle. Voici Vladivostok.

Les otages furent accueillis par la Croix Rouge Internationale. Ils furent fort bien traités. Et même dorlotés. Un Tupolev fut affrété pour les ramener à Paris. A son bord, Castor et Pollux, bien entendu. Quand à l'ignoble groupe terroriste Bakounine-Ravachol, il s'était évaporé dans la nature, emportant avec lui toutes les bombes.

Castor et Pollux retrouvèrent leur lycée. Ils y furent accueillis par un devoir de géographie. Sur l'URSS, évidemment.

Fresnes, le 22 janvier 1985