Publié le 12 novembre 2014 par Jean-Pierre ♫ - Dernier commentaire le 13 novembre 2014

Le testament d'oncle Willy

On n'imagine pas combien certains actes fort banals de la vie quotidienne peuvent avoir parfois comme conséquences fâcheuses et complications en tous genres.

Quand miss Winter, Londonienne fortunée, acheta cette ravissante fermette sur la côte est de l'Irlande, elle ne supposait certes pas tout ce qui en découlerait.

Soit, c'était là une bâtisse adorable, mignonne à souhaits, véritable petit monument âgé de plusieurs siècles, douillettement nichée dans un creux de verdure non loin de mer. Mais si l'on voulait y vivre, encore fallait-il dépoussiérer, nettoyer, reconstruire et repeindre l'intérieur de la maison abandonnée depuis près d'un siècle !

Miss Winter se mit gaiement à l'ouvrage. Elle proposa la besogne à quatre solides gaillards irlandais qui, sans discontinuer, jour après jour, transportèrent brouettes et carrioles pleines à craquer de débris de toutes sortes.

Un frais matin de juin, alors que l'on commençait à y voir un peu plus clair, l'un des ouvriers déposa devant miss Winter une malle en chêne brut, lui expliquant que celle-ci avait été découverte dans une alcôve murée tout au fond de la cave. Notre lady anglaise s’apprêtait d'un geste à faire disparaître un objet si poussiéreux quand elle se retint. Qui diable pouvait imaginer tous les trésors que recelait assurément un coffre aussi pesant ?

Malheureusement, miss Winter ne trouva là dedans que fripes sales et rongées ainsi que trois ouvrages qui, s'ils s'étaient trouvés en meilleur état, se seraient avérés peut-être de merveilleux objets de collection. Miss Winter fit jeter tout cela, à part bien-sûr les trois livres qu'elle se promit de tenter un jour où l'autre de déchiffrer.

Les semaines passèrent. Le timide soleil irlandais éclairait maintenant de tout son faible éclat les murs éblouissants de blancheur et le carrelage resplendissant de la petite demeure. On fit venir des meubles de Londres et miss Winter put enfin s'installer.

Quand le vent, le brouillard, la pluie, ou les trois à la fois, maintenaient miss Winter enfermée chez elle, ce qui, ma foi, arrivait assez souvent, celle-ci s'adonnait alors à la délicate lecture des ouvrages précités.

Il s'agissait de manuscrits. Deux d'entre eux, "A common history of Great Britain" et "The secret life of King Lear", avaient été écrits par un célèbre historien du quinzième siècle que miss Winter connaissait de réputation. Il ne s'agissait malheureusement pas des originaux, comme l'infirmait le sceau de l'abbaye anglaise qui les avaient retranscrits, mais néanmoins de livres d'époque. Et miss Winter espérait bien en tirer une somme importante de la part d'un collectionneur. Cela rembourserait peut-être en partie la somme qu'elle avait dû débourser pour restaurer cette ferme abandonnée.

Quant au troisième ouvrage, ma foi, il était d'un aspect bien plus mystérieux. Ni sceau monacal ni nom d'auteur ni aucune autre marque de son origine. Seul un titre indiquait son contenu, un titre à la consonance étrangement familière : "The silver sword", autrement dit "L'épée d'argent".

Si elle voulait en savoir davantage, il ne restait plus guère à miss Winter qu'une seule solution : le lire ! C'est à dire, en fait, déchiffrer péniblement, délicatement, une écriture droite et nerveuse que supportait une encre diluée, délavée, noyée dans un papier rendu jaune par les siècles.


Mais cela prenait vie ! Des personnages naissaient, d'autres mourraient, s'entretuaient en une folle farandole menée aux rythmes de l'amour, la mort et la peur superbement réunis. Cela était si beau, si émouvant, si prenant que, bientôt, miss Winter ne vit plus les efforts qu'elle devait fournir pour le déchiffrer.

Elle fit venir une machine à écrire de Londres et, bien vite, le cliquetis de l'appareil se mêla à celui des épées sur de sanglants champs de bataille, au râle des mourants traîtreusement empoisonnés, au doux chuchotement des amants.

Émerveillée par cette extraordinaire épopée, miss Winter n'eut pas une seule fois l'idée de porter son regard sur la dernière page du livre avant que d'y être conviée par le génial narrateur. Et ce n'est que lorsque le rideau se fut baissé irrémédiablement sur cette fresque si vivante, si riche en couleurs, en nuances emmêlées et teintes superposées que miss Winter découvrit la discrète signature qui ornait le bas de la dernière page. Après bien des hésitations, force lui fut de constater l'évidence. Il y était écrit simplement :
Kilmore - 1610
William Shakespeare


Miss Winter connaissait mieux que personne le génial dramaturge anglais. Elle ne voyageait jamais sans son "Romeo and Juliet" et pouvait raconter sans erreur les aléas de "Macbeth", les déboires d'"Othello" ou les mésaventures du "King Lear". Quant au "Midsummer night's dream", c'était là sa gourmandise préférée, son inséparable compagnon des nuits de pleine lune.

Aussi, miss Winter comprit-elle enfin pourquoi ce récit l'avait tant subjuguée, pourquoi il lui avait paru tout à la fois délicieusement nouveau et si souverainement proche. Miss Winter réalisa brusquement qu'elle tenait en sa possession le plus merveilleux des cadeaux que jamais lecteur assidu de William Shakespeare pouvait espérer recevoir !

Après une nuit de délicieuse excitation, miss Winter se leva fraîche et dispose, fit sa valise et prit le premier bateau pour l'Angleterre. Une fois de retour dans la capitale britannique, elle déposa dans son coffre le précieux manuscrit, entre son collier de perles tahitiennes et son diamant indien, et envoya par la poste, à trois des plus grands éditeurs londoniens, l'histoire telle qu'elle l'avait retranscrite, y compris la signature au bas de la dernière page, et rien que cela, sans la moindre note explicative.

La réponse ne se fit pas attendre. Trois fois la même, à quelques mots près, quelques interchangeables formules de politesse. En substance, il y était dit que, ma foi, c'était là une histoire fort plaisante mais que le genre était passé de mode, qu'il eut mieux fallu s'adresser à un éditeur de contes pour enfants, que l'idée du pseudonyme était certes originale mais peu conforme à la déontologie littéraire, qu'il eut été préférable de viser moins haut, de choisir un auteur plus en rapport avec le talent proposé et que, en conséquence, on s'excusait de ne pouvoir donner suite à sa demande et que l'on priait miss Winter de bien vouloir agréer l'expression de salutations distinguées.

Pour se donner du courage, miss Winter relut une cinquième fois l'ouvrage. C'était là un subtile mélange de "Romeo and Juilet" et de "King Lear" avec un rien de "Macbeth" et même un soupçon du "Midsummer nigth's dream" et cela dépassait assurément ces quatre œuvres. Par sa maturité, sa complexion et, pourtant, son infinie pureté, "The silver sword" était certainement l'ouvrage magistral, le point final, inégalable, de la vie de William Shakespeare.

Miss Winter décida donc de répondre aux trois éditeurs par une longue lettre expliquant tout depuis le début. La réplique ne se fit pas attendre. Trois fois la même ou peu s'en faut. Il y était écrit à peu près que les échecs littéraires sont de nos jours monnaie courante malheureusement mais que ce n'est certes pas là une raison suffisante pour se moquer du monde !

Son manuscrit sous le bras, miss Winter alla rendre visite à un historien renommé qui la mena chez un chimiste célèbre lequel lui expliqua longuement les extraordinaire vertus du carbone 14, miss Winter ignorant tout de cela. L'homme à la blouse blanche se mit aussitôt à l’œuvre, s'attaquant tout particulièrement à la signature de la dernière page. Et, trois heures plus tard, il affirma avec certitude que tout cela, sans exception !, datait de plus de trois cent ans !

Miss Winter ne se sentit plus de joie. Mais l'historien calma sa fougue. Soit, c'était là un bon début cependant cela ne constituait pas une preuve irréfutable. En pareille matière, il convenait d'être prudent.

Suivi de près par miss Winter, l'historien se plongea alors dans une étude approfondie de la vie de notre écrivain et, s'il n'y trouva nulle trace d'un quelconque séjour en Irlande, il fut forcé de convenir que cela ne démontrait rien et qu'il subsistait moult zones d'ombres dans le long fil de cette vie tumultueuse. Finalement, il se hasarda, lors d'une conférence, à exposer tout cela au jugement de ses collègues. Mais il fut aussitôt raillé par toute la profession, sans oublier les hommes de lettres. Anéanti, bouleversé, il refuse depuis lors catégoriquement de rencontrer de nouveau miss Winter.

On aurait tort de croire qu'une lady anglaise puisse se décourager si facilement. Sûre d'elle, sûre de l'assise scientifique que lui conférait le susnommé carbone 14, elle marchanda vaillamment ses deux manuscrits d'histoire et, ma foi, en tira un fort bon prix. Nantie de cette petite fortune, elle publia alors, à compte d'auteur, "The silver sword" sous le nom de William S. puisqu'on lui interdit d'en préciser davantage.

L'ouvrage obtint un très large succès et la ferme irlandaise fut bien vite rentabilisée. Les jeunes filles le lisaient tard le soir, les joues enflammées d'émoi. De solides gaillards le mimaient tout le jour, à grands coups de bâtons. Il devint très vite le sujet de conversation à la mode de tout salon qui se respecte. Et de nombreux professeurs de collège en conseillèrent la lecture à leurs studieux élèves.

Mais, quand d'aventure un journaliste interrogeait miss Winter et que celle-ci, invariablement, répétait son histoire de ferme irlandaise, ce dernier répliquait systématiquement par un sourire paternel signifiant à lui-seul : "Mais c'est que vous y tenez à votre subterfuge, charmante miss anglaise !"

Et seul le lecteur ordinaire, celui dont l'avis ne compte pas, se hasardait à croire qu'il tenait entre ses mains l'ultime, le tout dernier chef d’œuvre du génial William Shakespeare.


Kilmore, le 6 septembre 1986