Publié le 13 décembre 2014 par Jean-Pierre ♫ - Dernier commentaire le 14 décembre 2014

Les damnés

C'était un suffocant matin de juin, ou de janvier, peut-être. L'astre flamboyant venait tout juste d'apparaître au dessus de la plaine sèche et rocailleuse. Pourtant, le froid mordant de la nuit semblait déjà à Paolo un souvenir presque irréel. Car le soleil, encore, toujours, s'élevait inexorablement dans l'azur infini.

L'homme éteignit le feu, désormais inutile, mais qui s'était avéré un précieux réconfort tout au long de cette nuit interminablement glaciale. Puis il réveilla ses deux compagnons d'infortune. Julio se leva rapidement. Il n'avait pas vraiment dormi de la nuit. Le docteur Fremonti s'étira longuement puis s'exclama avec un rire gras :
- Alors ? Ce breakfast ! Ça vient ?!

Paolo lui jeta un regard glacial. Il n'avait vraiment pas le cœur à plaisanter. Julio répliqua vertement :
- Ta gueule, doc ! On mangera en cours de route. Nous n'avons pas de temps à perdre. J'ai hâte de passer une nuit au chaud après une douche bien fraîche.
- Au fait ! l'interrompit le docteur, quelle ligne prend-on ?
Paolo sentit la colère monter en lui. Il porta la main à sa hanche et caressa avec volupté la lame fine et tranchante de son couteau. Mais ce n'était pas le moment de s'énerver. Ils avaient bien d'autres problèmes à résoudre.

Paolo scruta l'horizon de son regard fier. La plaine, à l'infini, étendait longuement ses langueurs monotones et indiscernables. Pas le moindre point de repère ! Après avoir bu une gorgée d'eau, retiré sa veste et mis son chapeau, Julio s'exclama à l'adresse de ses compagnons :
- Vous attendez le déluge ?!
D'une voix blanche, Paolo répliqua :
- Quelle direction proposes-tu ?
- Plein nord, évidemment !
- Moi, j'ai confiance en Julio, s'exclama le docteur.
Paolo n'insista pas.

***

Le soleil, maintenant haut dans le ciel éclatant, dardait ses flèches impitoyables avec une démoniaque insistance. Et les trois hommes marchaient, encore, toujours, la tête basse, comme écrasés par l'inexorable pesanteur de l'astre flamboyant. Le corps inondé de sueur, ne sachant que faire de leurs vestes, insupportables fardeaux de braise, mais qui, la nuit venue, allaient être de vitales protections, ils avançaient lentement, épuisés. Leurs pieds s'enfonçaient pesamment dans le sable brûlant et, à chaque pas, il leur semblait devoir soulever un monstrueux boulet.

Paolo, qui marchait en tête, se laissa lourdement tomber. Les autres l'imitèrent sans hésiter. Quand ils eurent bu une gorgée d'eau, revigorante et fraîche quoique chaude, ils risquèrent un regard fatigué sur la plaine infinie qui les entourait. Sable, rocaille, poussière. Poussière, rocaille, sable. L'insipide et monotone leitmotiv résonnait horriblement dans leurs chevilles douloureuses, sur leurs peux brûlées, dans leurs yeux aveuglés.

D'une voix grinçante, quoique terriblement lasse, le docteur Fremonti s'écria :
- Tu t'es complètement gouré, Julio. Tu nous a menés dans la mauvaise direction.
Malgré la fatigue, ce dernier répliqua :
- Ta gueule, doc ! Tu peux parler. Tu serais bien incapable de nous sortir de là.
Puis, d'une voix basse, il ajouta :
- Sans compter que c'est de ta faute si nous sommes ici. Toi et tes éternelles magouilles...
- De ma faute ?! Il ne manquerait plus que ça ! S'il y a bien un responsable, ici...
- Va jusqu'au bout de ta pensée. Aie le courage de tes opinions, si tant est que tu puisses avoir le courage de quoi que ce soit, répliqua Julio en crachant dans le sable.

L'effet fut foudroyant. Le visage rouge de colère, le docteur Fremonti se leva brusquement et se rua sur Julio. Rapidement, les deux hommes roulèrent dans le sable brûlant et tournèrent quelque temps sur eux-mêmes. Mais Julio, plus musclé, l'emporta rapidement. Son genou comprimant la poitrine de sa victime, il se mit à l'étrangler férocement. Le docteur, le visage presque bleu, les yeux exorbités, allait s'évanouir quand Paolo mit fin à son calvaire en plaquant la lame de son couteau sur la gorge de Julio.
- Bande de crétins ! Vous n'avez rien de mieux à faire que de vous entre-tuer ?!
- D'accord, concéda Julio. On s'est un peu énervés, ajouta-t-il en se relevant. Mais n'en rajoute quand même pas avec ton sale jouet ! N'oublie pas que c'est lui qui est à l'origine de tout.
- Je suis responsable de ce que tu veux, répondit Paolo. Mais, en attendant, ce que je souhaite c'est sortir de ce damné désert.
- J'ai l'impression qu'on va avoir de la visite, les interrompit le docteur Fremonti en montrant du doigt une masse indistincte qui approchait rapidement.
Les deux hommes n'eurent pas le temps de se retourner. Aussi violente qu'impromptue, la tempête de sable s'abattit sur eux. C'est à peine s'ils eurent le temps de plonger au sol.

***

Un an ? Un mois ? Une heure seulement ? Qu'importe ! Les minutes qu'ils venaient de vivre s'étaient étirées avec une telle âpreté que la tempête leur avait paru bien plus longue qu'une implacable éternité. Ils étaient restés là, immobiles, complètement repliés sur eux-mêmes, n'osant risquer le moindre mouvement. Leurs mains plaquées sur leurs visages avaient tenté en vain de les protéger. Car le sable, projeté avec une violence inimaginable, sournois, léger, d'une incroyable finesse, s'était infiltré sans effort sous leurs vêtements, mais aussi, et surtout, à travers leurs doigts crispés jusqu'à leurs yeux, leurs bouches, leurs nez. Il avait fouetté leurs dos courbés, rongé leurs peaux tannées, démangé leurs palais, brûlé leurs regards, asphyxié leurs narines, prenant un sadique plaisir à ne pas leur laisser le moindre instant de répit.

Pourtant, aussi vite qu'elle était apparue, la tempête prit fin d'un coup. Courbatus, épuisés, tremblants d'émotions, ils furent longs à se lever puis à se débarrasser lentement du sable qui encombrait leurs vêtements. Le soleil, lui, ne les attendit pas pour briller à nouveau de son insoutenable éclat, asphyxiant en un instant l'éphémère fraîcheur apportée par la tempête.

***

Malgré l'insondable épuisement qui enveloppait ses sens, Paolo sentit une nouvelle douleur apparaître progressivement quelque part, loin, très loin de son esprit brumeux. Tout en continuant à avancer d'un pas lent dans cet indiscernable embrasement de soleil, Paolo tenta de se concentrer, testant chaque fibre de son corps. Sans trop se l'avouer, il espérait secrètement que ce nouvel ennui allait enfin briser ce monotone calvaire lorsqu'il identifia enfin la douleur : il avait faim ! Déçu, Paolo fouilla dans sa mémoire suffoquée de chaleur et de lumière. Lentement, un lointain souvenir émergea. Paolo se commémora avec horreur la tempête du matin. Du Matin ? Cela ne faisait-il pas un siècle qu'il avait entamé cette marche insupportable vers la liberté ? Qu'importe, d'ailleurs. La tempête lui avait volé le peu qu'il possédait, sa veste, son chapeau, sa gourde, un peu de nourriture pour les jours à venir, mais cela était sans importance.

Paolo avait longuement creusé le sable, presque fou-furieux, à la recherche de son bien le plus précieux, son arme, avant de se décourager. Peut-être n'était-ce que justice, après tout. Tout de même, sans son couteau, Paolo n'aurait pu sauver le docteur Fremonti de la fureur de Julio. Il détestait cet homme visqueux et adipeux mais il n'aurait guère tenu longtemps le coup en tête à tête avec l'arrogant Julio. Paolo jeta un regard aveuglé de soleil sur les deux halos de lumière qui flottaient à ses côtés. Savoir qu'il n'était pas le seul à souffrir était son seul réconfort.

***

Épuises, meurtris, assoiffés, sales, courbaturés, ils s'écroulèrent d'un seul coup alors que l'astre inexorable disparaissait dans le lointain. Ils se recroquevillèrent du mieux qu'ils purent, s'enroulant dans leurs maigres chemises déchiquetées, afin d'échapper au froid naissant qui, déjà, les glaçait de la tête aux pieds. Ils en étaient convaincus : demain, ils parviendraient enfin à sortir de cet implacable désert.

Pourtant, ils auraient dû comprendre que le voyage ne faisait que commencer.

Fresnes, le 17 avril 1985