Publié le 11 juillet 2012 par Jean-Pierre ♫ - Dernier commentaire le 4 octobre 2012

Il a écrit ça aujourd'hui...

Au travail, comme un esclave, je détruis ma santé.
Entre le stress, la pression, quand je rentre le soir inutile même d'imaginer
Que je vais pouvoir simplement me reposer.
Cherchant à compenser la pourriture de la journée
La petite bête dans la tête tourne en rond pendant la nuit.
Je me suis levé tard ce vendredi.
Je suis allé retrouver Cédric, un ami.
Comme chaque semaine, nous allons au même restaurant, rue Chefchaouni.
Le jour du couscous.
On l'apporte dans un plat en terre, on le pose sur la table.
Dans la rue, deux enfants passent.
Ensemble, ils doivent avoir à peine 20 ans.
Leurs corps amaigris sont plantés dans des vêtements où brille la crasse
Qui maquille aussi les visages de ceux
Qui sont dans la rue la chambre, la cuisine, la salle de jeux.
Le plus grand, les doigts de la main réunis en faisceau,
Esquisse le geste, inclinant la tête
De porter à la bouche un morceau de nourriture.
Le blason de la faim qui creuse l'espace
Entre la peau de l'enfant et ses vêtements
Un plat de haricots blancs devrait faire l'affaire
Mais le plus jeune des deux, s'avançant vers moi
Dit à la serveuse : « je veux du couscous » !
La crasse, la misère, le mépris des bons citoyens, la faim, la soif
N’ont pas effacé chez cet enfant son âme, son âge
Avec lui je négocie : je mange la moitié de mon plat
Que je partagerai avec lui.
Le marché est conclu. Je reprends le cours de ma discussion
Je parle, le temps passe. Leur plat terminé, les enfants vont s'éloigner,
Le plus jeune revient demander son dû.
J'ai trop parlé, je n'ai pas terminé. Encore un peu.
Ils s'éloignent en direction du café, au bout de la rue.
Par deux fois, il revient à la charge. Je m'active,
Pas question de manquer à ma parole, j'ai promis.
Quand j'ai fini, je lui passe le plat à tajine
Dans lequel j'ai laissé une partie de mon repas.
L'enfant avide englouti la semoule, les légumes, le poulet
C’est vendredi ! Puis il se verse un grand verre d'eau.
Avant de partir, l'enfant rassasié
Offre, reconnaissant, à l'adulte amusé
Les bénédictions d'un dieu auquel ce dernier
Ne croit plus.

Il fait chaud.
Ma chemise colle à mon dos, je vais me doucher.
Ensuite, comme un bagnard, je traîne des pieds
Vers la fosse où je dois travailler.

14h30
Je passe la rue Mohamed V, en face du commissariat
Sous le soleil.
Contre le mur, sur le trottoir, à moitié recroquevillé
Un homme,
Immobile
Sous le soleil.
C'est un clochard qui traîne dans le quartier,
Le visage rond, la peau mate, les cheveux rasés
Plutôt costaud, l'air niais, un imbécile
Il n'a pas plus d'une trentaine d'années.
Je passe à côté,
Une légère odeur de solvants s'accroche à moi
Plus je descends la rue, plus elle m'envahit,
Écorche mes yeux, mon visage, mes narines
Finissant par m'abandonner 20 m plus bas !
Je me dis : « malheureux, mon ami,
Tu t'es mis dans les poumons de quoi aller au paradis »

17h
J’ai passé trop de temps enchaîné à mon PC
Je veux sortir un peu, retirer de l'argent, changer d'air
Je remonte vers Mohammed V, vers le distributeur
À mon grand étonnement l'homme est encore là
Toujours au sol, recroquevillé, sous le soleil.
Ses entrailles attaquées par les solvants se sont vidées
La merde liquide, ocre jaune, a envahi son pantalon jusqu'aux genoux
Se répandant ensuite sur les dalles du trottoir
Pour le plus grand plaisir des mouches
Qui dansent en tournoyant
Sous le soleil.
J'avance.
L'homme est parfaitement immobile.
Son nez, sa bouche sont souillés par une mousse blanche
Pareille à ce mucus produit lors de leur accouplement
Par certains batraciens.
Les citoyens respectables passent
Sous le soleil
Et le long de ma moelle épinière passe
Une main de glace
Une idée qui me traverse, de part en part
Un homme seul, emprisonné dans les tréfonds de sa misère
Sourd, aveugle, muet
Sur un trottoir agonisant
Sous les regards méprisants
Des passants respectables.

Je retire 300 dirhams.
Revenant sur mes pas, je vois la tête de l'homme bouger.
Il n'est pas mort, pas encore.
Bouger, c'est un grand mot, trembler plutôt.
Puis c'est le tour de sa main, un tremblement si inoffensif
Que même les mouches autour de lui
S’en moquent.
Il est vivant, je respire, mais pour combien de temps ?
J'observe autour de nous, personne, pas un seul individu
Pour s'arrêter, pour agir, pour lui parler.
Le coiffeur du coin s'en moque,
Le fonctionnaire respectable l'ignore
La femme sensible détourne le regard
L’homme religieux vers le ciel les yeux
Et l'homme sans dieu s'en va,
Laissant derrière lui son frère, le clochard
Son humanité dans sa poche.

Ecrit par Djabali, le 30 juin 2012 : J'ai écrit ça aujourd'hui...