Publié le 30 mars 2013 par Jean-Pierre ♫ - Dernier commentaire le 13 mai 2013

Coup de théâtre

La vérité est ce qui se contredit le plus avec le temps.
Si les choses étaient toujours ce qu'elles paraissent,
comme l’imagination de l'homme s'en trouverait appauvrie !

Lawrence Durrell - Le quatuor d'Alexandrie - Balthazar




Avertissement :

Dans ce qui suit, tout ce qui est factuel est véridique, de l'affaire de la baie des cochons à la capture de Lee Harvey Oswald dans un cinéma de Dallas. Seul le narrateur est pure fiction. Et, bien-sûr, ce qu'il prétend avoir dit et fait. Il est néanmoins essentiel de savoir que, dans l'intimité, John Fitzgerald Kennedy se faisait appeler Jack.


Coup de théâtre


Cela fait maintenant quarante ans que John Fitzgerald Kennedy nous a quittés, assassiné à Dallas un sombre jour de novembre 1963. Cela fait donc maintenant quarante ans que mon cœur étreint le secret de sa mort.

J'ai appris hier que j'étais atteint d'un cancer du cerveau. Je décéderai peut-être dans un an, peut-être avant. Mais, quelque soit le nombre de jours que Dieu m'accorde, dans six mois tout au plus ma mémoire ne sera plus qu'une pâte molle et uniforme, incapable de tout effort. J'ai donc décidé de rompre aujourd'hui mon serment et de tout raconter. Dieu puisse me pardonner.

***

John et moi nous nous connaissons depuis notre plus tendre enfance. Sa mère et la mienne étaient de vieilles amies, voisines de surcroît. Nous avons donc grandi ensembles, nous sommes allés à l'école ensembles, puis à l'université ensembles. Seule la guerre nous a brièvement séparés. Mais nous nous sommes vite retrouvés et, je m'en souviens comme si c'était hier, nous avons été élus sénateurs le même jour, le 4 novembre 1952.

Oh, bien-sûr, je n'étais pas aussi brillant que John, loin s'en faut et, lorsqu'il dirigea la Commission aux Affaires Étrangères du Sénat, je me contentai modestement d'être son assistant. Et puis, comme chacun sait, par un lumineux jour de novembre 1960, John Fitzgerald Kennedy fut élu président des États-Unis. Ce fut le plus extraordinaire événement de ma vie. J'étais l'un des principaux responsables de sa campagne. Nous n'avons gagné qu'avec 0,1% d'écart mais quelle joie !

Jamais je n'oublierai ce jour merveilleux de janvier 1961 lorsque nous nous installâmes à la Maison Blanche. La Maison Blanche, rendez-vous compte ! En ces lieux, flottait l'âme de tant d'illustres personnages dont, pour ne citer que ceux-là, Abraham Lincoln et Franklin Roosevelt. Ah ! comme c'est ancien maintenant, comme tout me paraît vieux. Mais non : c'est moi qui me fait vieux et qui me meure, rongé par un mal insidieux qui, bientôt, me transformera en légume. Plutôt mourir que subir cela. Le moment venu, donnez-moi la force d'en finir.

Qui a remplacé Kennedy ? Je ne parle pas de Johnson, cet obscur falot qui devait tout à John. J'ose à peine prononcer le nom de Nixon, qui trahit la confiance de notre peuple. Il y eut même, je crois, un vendeur de cacahuètes puis un acteur de cinéma et, le comble, un trompettiste ! Non, vraiment, nul n'a jamais remplacé Kennedy au Panthéon de nos présidents.

***

Tout le monde a entendu parler de la famille Kennedy, de ce clan redoutable prêt à tout pour conquérir le pouvoir suprême, obstiné comme seuls savent l'être les Irlandais. On a beaucoup parlé de Joe, son père, souvent en mal, mais c'est Rose, la mère, qui régnait en maître incontestable sur sa tribu. Pour l'avoir tant et tant côtoyé, je sais mieux que quiconque à quel point John fut littéralement "programmé". Je peux l'affirmer sans hésiter : avant même sa naissance, son destin avait été pour lui tout tracé. Tout serait fait par les siens pour qu'il accède au plus haut poste et, après la mort prématurée de son frère aîné, ce ne pouvait être que celui de président des États-Unis d'Amérique.

John et moi avons tout partagé : les premiers jeux, les premières filles et même Marilyn Monroe qui, en pleurs, venait dans mes bras se consoler à chaque fois que John la laissait tomber. Et, croyez-moi ou non, consoler Marilyn Monroe, ce n'est vraiment pas un cadeau ! Mieux vaut l'avoir en photo que sur son canapé...

Malgré cette constante promiscuité, jamais John ne s'épancha sur les sentiments que lui inspirait son destin imposé. Il semblait que cela faisait tellement partie intégrante de lui-même que, jamais, il n'y réfléchit véritablement. John devait devenir président. C'était écrit. A quoi bon en parler ?

***

C'était en avril 1961, trois mois seulement après notre installation à la Maison Blanche, que le doute fit sa première apparition. Ce mois-là, Allen Dulles, le directeur de la C.I.A., et son âme damnée le général Cabell, organisèrent le débarquement à Cuba d'anticastristes armés et entraînés par leurs soins. Ils ne disposaient pas de l'accord du président mais s'en moquaient comme d'une guigne. Cette opération, plus connue sous le nom de "la baie des cochons", s'avéra un désastre. En moins de quatre jours, les anticastristres étaient défaits. Alors - je m'en souviens comme si c'était hier - non content d'avoir forcé la main au président, le général Cabell le supplia au téléphone de laisser l'aviation américaine aller bombarder les troupes cubaines. Quel con ! Il ne faut jamais laisser les militaires jouer à la politique. C'est un exercice dont les subtilités les dépassent.

Bien entendu, le président refusa catégoriquement. Puis il limogea les deux larrons à la première occasion. Là, pour le coup, il commit une lourde erreur : on ne se met pas ainsi à dos le directeur de la C.I.A. et son adjoint, habitués depuis des lustres à mener leur propre politique étrangère. Mais rien n'y fit. Fier de ses prérogatives toutes neuves, Kennedy se montra inflexible avec eux, se créant par là même deux solides ennemis.

En quelque sorte, cette épreuve renforça John. Plus que jamais, il se montra décidé à atteindre le but principal qu'il s'était fixé : la fin de la guerre froide, la réconciliation avec les Russes et surtout, enfin !, la paix au Viêt Nam.

C'est ainsi qu'en juin 1961, il organisa une conférence au sommet avec Khrouchtchev. Cela se passait à Vienne, en Autriche. Ah, Khrouchtchev ! Quel stupéfiant personnage ! Quel mélangé détonnant de roublardise, de bonne humeur, de joie de vivre et de sournoiserie... Mais surtout, quel foutu caractère ! Ce ne fut pas un sommet facile, c'est peu de le dire. Mais Kennedy, plus déterminé que jamais, parvint un moment à amadouer celui que l'on surnommait le Renard de l'Est. John paya véritablement de sa personne. A Vienne, que de soirées en tête à tête avec Khrouchtchev à tenter de le convaincre encore et encore ! Que de verres de vodka il dut avaler ! Et de couleuvres aussi, malheureusement...

Car, à peine deux mois après ce sommet pourtant prometteur, Khrouchtchev construisait le Mur de la Honte qui allait diviser Berlin pendant près de tente ans. Quelle déception !

***

Depuis des mois, la C.I.A. sabotait systématiquement notre politique de réconciliation avec les Russes. Le limogeage de Dulles et Cabell n'y changea rien, bien au contraire. Nous étions des novices isolés dans notre citadelle, la Maison Blanche, entourés non d'ennemis extérieurs mais de comploteurs intérieurs.

Un an plus tard, tout faillit basculer. La C.I.A. avait tant et si bien réussi à chauffer Khrouchtchev et Castro que des missiles nucléaires furent installés à Cuba. Quelle panique ! Nous nous trouvions soudain au bord de la troisième guerre mondiale tant redoutée ! Kennedy était désespéré. Le 19 octobre 1962, il décréta le contrôle de tout navire à destination de l'île et, le 22 octobre, le blocus complet du pays.

Durant une semaine, nous ne dormîmes pour ainsi dire pas. Chaque jour, Kennedy et Khrouchtchev discutaient de longues heures au téléphone. C'est qu'il en faut, du temps, pour réparer les erreurs commises par les comploteurs de tous bords. Finalement, le 28 octobre, nous parvînmes à un compromis : en échange du retrait des missiles de Cuba, Kennedy officialisa publiquement sa décision, déjà ancienne, de renoncer à toute tentative de renverser le régime communiste de Fidel Castro. Ouf ! Il s'en était fallu de peu qu'ils ne l'obtiennent, leur foutue guerre, ces abrutis de militaires ! Kennedy était furieux.

***

C'était un soir de septembre 1963. John m'avait demandé de le rejoindre à Camp David. Il était seul. Jacqueline et les enfants étaient restés à la Maison Blanche. A part les flammes d'un feu de cheminée, seule une lampe très douce éclairait le salon.
- Assieds-toi, Jack, me dit John d'une voix curieusement sereine. Tu veux boire quelque chose ?
J'acquiesçai, surpris, inquiet. Que se passait-il ? John se leva tranquillement pour aller me servir un martini blanc, ma boisson préférée. Ensuite, il s'installa en face de moi. De son visage émanait une étrange luminosité.
- Que sais-tu d'Abraham Lincoln, Jack ?
- Lincoln ? Seizième président des États-Unis. Élu en 1860. Assassiné cinq ans plus tard par John Wilkes Booth dans un théâtre.
- Dans un théâtre, en effet.
- Oui, dans un théâtre. Tous les écoliers savent cela, John. Où veux-tu en venir ?
John répondit d'une voix furieusement douce :
- Il a été élu sénateur en 1854, presque un siècle avant moi.
- Oui ?
- Puis il a été élu président en 1860, un siècle tout juste avant moi.
- Et alors ?
- Son vice-président s'appelait Johnson, comme le mien.
- Mais bon sang, John ! m'exclamai-je énervé. Tu m'as fait venir jusqu'ici pour un cours d'histoire élémentaire ?! Que cherches-tu à me dire ? Que, comme lui, tu vas être assassiné dans un théâtre « un siècle tout juste après lui » ???

Il se fit un long silence. Enfin, tout doucement, John ouvrit les yeux et me fixa éperdument :
- Tu veux vraiment savoir où je veux en venir, Jack ?
- Mais, bon sang, oui ! m'exclamai-je.
- Tu es prêt à me suivre jusqu'au bout dans ce que je vais te dire ?
- Mais bien-sûr ! Je te suis depuis que nous sommes nés !! T'ai-je une seule fois laissé tomber ? Tu me fais peur, John. De quoi s'agit-il ?
- D'un complot visant à m'assassiner.

Je demeurai abasourdi. Il est vrai que, depuis notre arrivée à la Maison Blanche, Kennedy ne s'était pas fait que des amis, loin s'en faut. Bien des gens souhaitaient sa mort, et pas des moindres. Mais de là à imaginer un complot ! John avait-il pété les plombs ? Inquiet, je m'exclamai :
- Mais enfin, John, de quoi parles-tu exactement ?
Il me répondit d'une voix de glace :
- Du complot que tu vas organiser.
Je le regardai ahuri. Était-il devenu fou ?
- Moi ? Un complot pour t'assassiner toi ? Qu'est-ce qui t'arrive, John ? Qui t'a mis une idée pareille dans la tête ???
- J'en ai marre, voilà tout.
- Marre de quoi.
- Marre de tout, marre de me battre au milieu des pièges et des chausse-trappes tendus par l'armée et la C.I.A. réunis. Ils m'épuisent, Jack. Tout ce que je veux, c'est redonner la paix au pays, c'est arrêter cette boucherie stupide au Viêt Nam, c'est stopper la course aux armements avec l'URSS. Et j'en ai marre, j'en ai raz-le-bol de voir toutes nos tentatives anéanties les unes après les autres par ce foutu lobby militaire. Est-ce que je suis le président de ce pays ou un pantin manipulé ? J'en ai vraiment marre de me battre jour après jour contre ma propre armée et mes services secrets. C'est un jeu qui ne m'amuse plus, Jack. J'arrête. Définitivement.

Il se tut d'un coup. Je n'y comprenais plus rien.
- Mais enfin, John, nous formons une équipe ! nous finirons par les avoir, ces salopards ! Raison de plus pour ne pas flancher. Tu étais sérieux, tout à l'heure, quand tu parlais d'un complot ? Il ne faut pas garder une telle information pour toi. Nous sommes d'abord là pour te protéger !
- Oublie le complot. Nous en reparlerons plus tard. Là n'est pas la question.
- Mais c'est quoi le problème, alors ?
- Le problème, c'est moi : je ne veux plus être président, voilà tout.

J'en demeurai sans voix. Je fixai longtemps John, ses yeux perdus dans le lointain, comme s'il était déjà parti, puis je m'exclamai :
- Toi ?! John Fitzgerald Kennedy !! Tu veux démissionner ???
- Oui : moi, John Fitzgerald Kennedy comme tu le dis si pompeusement, je ne veux plus être le président de ce foutu pays. Mais je ne démissionnerai pas, tu le sais bien : c'est impossible.

Oui, effectivement, je ne le savais que trop : le fils de Joe et Rose Kennedy, l'enfant prodige du clan irlandais ne pouvait pas démissionner. C'était impensable. Mais alors ?
- Tu envisages de ne pas te représenter l'année prochaine, c'est ça ?
- Je serai bien obligé de me représenter, tu le sais mieux que quiconque. Mais qu'importe : j'en ai vraiment raz-le-bol et c'est aujourd'hui que je veux arrêter. Je ne tiendrai pas un an de plus.

Je l'observai soudain attentivement et, d'un coup, je compris :
- C'est Marilyn, c'est ça ?
- Oui, balbutia-t-il d'une voix presque inaudible.
Il était maintenant méconnaissable. Je découvrais devant moi un pantin désarticulé, un homme assommé, rongé par la plus noire dépression. Et, moi, son plus fidèle compagnon, son conseiller privé depuis près de vingt ans, je ne m'en étais même pas rendu compte ! Il faut dire que, lorsque l'année passée, Marilyn Monroe mourut, très certainement assassinée par la C.I.A., j'en fus certes choqué mais à vrai dire également soulagé. Cette folle dingue me désespérait. C'est pourquoi j'avais négligé l'importance qu'elle avait prise dans le cœur de John. Et ce n'est que ce soir de septembre, dans l'intimité de ce petit salon feutré de Camp David, que je mesurai soudain à quel point cette perte avait bouleversé Kennedy.

Lui, le coureur invétéré, avait été véritablement amoureux ! Cela me surprit, cela me décontenança. Et cela m'inquiéta : je réalisai brusquement à quel point John avait été profondément meurtri, au plus noir de son cœur, par la mort de Marilyn. Et depuis, lentement mais sûrement, sans même que quiconque s'en aperçoive à la Maison Blanche, pas même moi !, il s'était lentement laissé noyer dans les sables obscurs de la dépression.
- Que sais-tu d'Abraham Lincoln, Jack ? répéta-t-il soudain.
J'explosai :
- Où veux-tu en venir, John ? Tu souhaites peut-être que je t'organise un assassinat dans un théâtre ? Pas question !

Cette fois, John parlait d'une voix douce et ferme à la fois. Rien ne semblait pouvoir l'arrêter :
- Sais-tu dans quel théâtre Lincoln a été assassiné ?
- Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre ?!!!
- Dans un théâtre appelé Ford.
- Et alors ?
- Je souhaite être assassiné dans une Ford modèle Lincoln. D'une balle dans la tête, évidemment.

Je demeurai longtemps abasourdi par ce que John venait de m'annoncer. Je me levai tant bien que mal et allai d'un pas incertain me resservir un martini. Que dire ? Que penser ? Enfin, soudain, j'explosai :
- Mais tu es fou, John ! Qu'est-ce que c'est que ce cirque ?! Si tu crois que je vais m'y associer, tu te trompes totalement !!!
Malheureusement, John me fixait du regard avec une volonté inflexible :
- Tu n'as pas le choix, Jack. Si tu n'acceptes pas, je vais devoir me suicider, banalement, en me tirant moi-même une balle dans la tête. Cela ferait plutôt mauvais genre, non ? Qu'en penses-tu ? ajouta-t-il avec une évidente ironie.
- J'en pense que tu es cinglé, John ! tu as besoin de repos, voilà tout ! Et puis de te détendre, de t'amuser et penser un peu à autre chose !
- Ne t'y trompe pas, Jack, rétorqua Kennedy en me fixant plus que jamais. Ma décision est prise. Elle est mûrement réfléchie. Il ne s'agit pas d'un coup de déprime passager. Alors, ou bien tu m'aides ou je me fais sauter la cervelle moi-même, dès demain, dans le bureau ovale. Que préfères-tu ?

Je réfléchis longuement. John se montrait tellement déterminé ! Gagner du temps, voilà ce que je devais faire. Ne surtout pas le contrarier. Ensuite, on aviserait. Alors, je décidai momentanément de jouer le jeu :
- Bon. Admettons, John, je dis bien : admettons que j'accepte de te suivre. Qu'attends-tu de moi exactement ?
- Comme d'habitude, Jack : que tu organises tout pour moi. Je ne peux tout de même pas m'occuper moi-même de mon propre assassinat. Cela me paraît délicat.
Enfin je me retrouvai dans mon élément : organiser. Cela me soulagea un bref instant, me permettant d'oublier un moment ce délire stupéfiant.
- Bon. En supposant que tu ne changes pas d'avis, comment vois-tu les choses ?
- Comme Lincoln, Jack. Je veux partir en beauté. Lincoln a été assassiné d'une balle dans la tête dans le théâtre Ford. Je veux être assassiné d'une balle dans la tête dans une Ford modèle Lincoln. Je veux une mort belle, propre et nette, rapide et sans bavures, efficace et rapide. Et aussi, je veux une mort spectaculaire.

J'en demeurai sans voix. John parlait de cela comme s'il s'agissait de régler les détails d'un prochain sommet. Et cette manie de la symétrie. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Enfin, je répondis :
- Et qui devra te tirer dessus ? Moi, peut-être ?!!!
- Bien sûr que non. Ce serait indigne de mon plus fidèle conseiller et surtout de mon plus vieil ami. Un communiste repenti ferait mieux l'affaire.
- Un communiste repenti ?
- Oui. Un Américain qui se serait converti au communisme puis qui se serait repenti : voici ce qui me conviendrait parfaitement. Ce serait là une belle une façon de montrer au monde que les Américains et les communistes doivent enfin se réconcilier.
- Entendu, répondis-je laconiquement. Je vais voir ce que je peux faire.

Alors, je le jure devant Dieu, John Fitztgerald Kennedy, président des États-Unis, me fixa d'un regard plus sombre que la nuit et déclara :
- Ne prends pas le risque de douter de ma détermination, Jack.

***

Il était inutile d'insister. Du moins pour le moment. Abasourdi, décontenancé, anéanti, je repartis aussitôt pour Washington. On ne discute pas les ordres de John Fitztgerald Kennedy, si délirants soient-ils.

Ecoeuré par ce que j'entreprenais, je pris néanmoins discrètement contact avec Allen Dulles, l'ex-directeur de la C.I.A. limogé par Kennedy suite à l'affaire de la baie des cochons. Ce dernier s'avéra extrêmement surpris et surtout très méfiant. Il crut à un piège. Mais je lui assurai que Kennedy se montrait désespérément résolu à en finir. Après qu'il eut mené enquêtes et contre-enquêtes, Dulles en vint à la même conclusion que moi. Sans nul doute, cet homme extrêmement puissant - il avait été premier le directeur de la C.I.A. lors de sa fondation en 1953 - cet homme devait disposer de micros jusque sous mon oreiller et sous celui de Kennedy. Finalement, lors de notre deuxième entretien, il me répondit :
- Je déteste Kennedy, ce n'est un secret pour personne, mais je me refuse à organiser l'assassinat du président des États-Unis sans en avoir reçu l'ordre de lui-même, et cela devant témoins.

***

Ainsi, trois semaines après cette soirée mémorable, John et moi nous retrouvâmes une fois de plus à Camp David. Mais, ce soir-là, deux hommes nous faisaient face : Allen Dulles et son âme damnée, le général Cabell. Malheureusement, comme je le craignais, Kennedy confirma sa terrible résolution :
- Tout ce que je veux, c'est que ce soit propre : une balle dans la tête. Pas de bavures. Et hors de question qu'une victime innocente soit blessée. Si vous touchez à un seul cheveux d'un de mes gardes du corps, je vous promets que cela se saura. Même dans la mort, je peux vous pourrir l'existence...
- Nous n'en doutons pas, Monsieur le Président, répondit Dulles avec sérieux. Tout sera exécuté selon vos conditions. Par contre, en ce qui concerne votre... hum... enfin, celui qui devra tirer sur vous... vous comprenez... il faudra bien le mettre... comment dire... enfin, l'empêcher de parler.

John eut un haut le cœur. Puis il se ressaisit :
- Je n'éprouve aucun état d'âme pour un homme prêt à m'assassiner. Mais ne touchez pas à mes proches, c'est tout ce que je vous demande. Pas de victime innocente. Juste moi. Le reste, c'est votre salade interne.

Kennedy avait parlé. Les dés étaient désormais jetés. Rien ne pourrait plus arrêter la machine impitoyable que lui-même avait mise en route...

***

La suite, tout le monde la connaît, ou presque : un triste jour de novembre, à Dallas, John Fitztgerald Kennedy fut assassiné d'une balle dans la tête dans une Lincoln noire. J'avais beau m'y attendre, même pour moi ce fut un choc !

Pointe d'humour ou simple hasard : Lee Harvey Oswald alla ensuite se réfugier dans un ancien théâtre récemment transformé en cinéma. C'est là qu'il fut capturé. Il fut éliminé deux jours plus tard.

Quant à moi, je quittai bien évidemment la Maison Blanche l'âme meurtrie. J'allai m'installer aux Marquises, un archipel français perdu aux fins fonds du Pacifique sud, au large de Tahiti. C'est là que je passai ces quarante dernières années. C'est d'ici que j'écris cette confession.

***

J'ai appris hier que j'étais atteint d'un cancer du cerveau. Je décéderai peut-être dans un an, peut-être avant. Mais, quelque soit le nombre de jours que Dieu m'accorde, dans six mois tout au plus ma mémoire ne sera plus qu'une pâte molle et uniforme, incapable de tout effort. J'ai donc décidé de rompre aujourd'hui mon serment et de tout raconter. Dieu puisse me pardonner.

A mes côtés, un homme me tient la main. C'est mon plus fidèle ami depuis ma tendre enfance. Nous nous connaissons depuis plus de quatre-vingt ans maintenant. C'est peu dire que nous avons presque tout partagé, le pire comme le meilleur.

Pendant que moi je sombre dans la maladie, lui demeure encore gaillard. Il s'est baigné ce matin et, si mon oreille ne m'a pas trompé, il a ensuite fait l'amour avec la charmante petite vahiné qui vient me soigner. Autrefois, cet homme était connu sous le nom de John Fitztgerald Kennedy. Ici, on l'appelle tout simplement Babou ce qui, en Marquisien, veut dire grand-père. Sa dernière épouse est morte l'an passée à l'âge de soixante-trois ans. Elle lui a donné sept merveilleux enfants resplendissants de soleil et de beauté. Aucun d'eux ne parle Anglais. Aucun d'eux ne connaît le secret du passé de leur père. Nous ne l'évoquons jamais. C'est un sujet à jamais enterré, définitivement emporté par les vagues du Pacifique.

***

Trois semaines après notre entretien avec Allen Dulles et le général Cabell, je parvins, à force de patience, à convaincre John : partir, d'accord, mais pourquoi mourir ? Kennedy mit près d'un mois à se décider cependant, jour après jour, je vis le soleil reprendre souffle et vie dans le noir de son cœur. Enfin, il accepta !

Le reste se passe de commentaires : sans le prévenir, la C.I.A. remit des balles à blanc à Lee Harvey Oswald. Sitôt les coups de feu tirés, Kennedy déclencha un mécanisme destiné à simuler l'éclat d'une balle sur son front puis il fit semblant de s'écrouler. Même son épouse Jacqueline ainsi que le gouverneur du Texas, qui se trouvaient tous deux à bord de la voiture, ne s'aperçurent de rien.

A part John et moi, bien entendu, seules cinq personnes partageaient ce secret : Dulles et Cabell qui, au fond, malgré leur haine de Kennedy, répugnaient à l'assassiner, ses deux plus proches gardes du corps ainsi que le médecin légiste précautionneusement choisi à l'avance. Aucun d'eux jamais ne parla.

Hiva Oa - Îles Marquises - Novembre 2000