Publié le 31 mars 2013 par Jean-Pierre ♫ - Dernier commentaire le 9 octobre 2014

De la nature apocalyptique de la mécanique du désir

Lui :

J'ai rencontré pour la première fois ma femme dans un café où, moi, j'étais assis en dessous d'un éventail électrique antique. Elle était à une table du fond et buvait un Perrier citron. Au moment où la dernière goutte de Perrier est entrée dans sa paille pour faire le chemin jusqu'à sa bouche, ça a fait un petit son sexuel délicieux. J'ai failli défaillir. C'est à ce moment là que mes yeux ont roulé en arrière et que j'ai remarqué cette lourde antiquité. J'ai immédiatement aperçu que le fil était très mince et qu'avec chaque rotation, il devenait de plus en plus mince. Je savais que s'il y avait le moindre petit bruit, le moindre mouvement brusque, j'étais mort. Alors, j'ai décidé de vivre dans le champ de sa vision. Pour le moment en tout cas, je n'avais pas le choix. Ma vie était hypothéquée à son regard.


Elle :

La première fois que je l'ai vu, c'était dans un café. Je savais qu'il m'avait remarquée parce que la pièce était réellement plutôt petite et il n'y avait personne d'autre dans le café. Moi, je préfère rester assise pour pratiquer le contrôle des muscles de mon visage qui dévoilent les émotions. J'essayais d'avoir la façade sobre. Tout d'un coup, j'ai fait un son horrible avec la dernière goutte de mon Perrier. Ça l'a dégoûté. J'ai couru vers la porte et je l'ai claquée derrière moi mais ça a fait tomber l'éventail électrique antique qui était au dessus de sa tête. Je l'avais tué ! L'amour est un territoire mystérieux et sombre où, parfois, à cause des événements, on s'endurcit. J'ai oublié de vous dire que j'ai appris plus tard qu'il n'était pas mort du tout parce qu'au moment où j'ai claqué la porte, il s'est précipité vers moi pour me rattraper. Il a donc été sauvé par son attirance pour moi.

Mais la première fois que j'ai pensé qu'il pouvait y avoir un problème entre nous, c'est parce qu'il me questionnait tout le temps. J'étais dans le pétrin. J'avais été attachée aux rails d'un chemin de fer près de notre maison de campagne. Il était 7h38 et l'express de 8h10 avait déjà quitté Trois-Rivières et fonçait vers notre village. Ma situation était désespérée. C'est alors qu'il passa par là sur son cycle jaune qui allait si bien avec ses yeux verts. J'ai crié :
- Au secours ! Détache-moi !
Il a entendu mes cris d’affolement et s'est mis à pédaler vers moi :
- Qu'est-ce que tu fais ici ?
- Qu'est-ce que tu veux dire « Qu'est-ce que je fais ici » ? Je suis attachée aux rails d'un chemin de fer. Défais les nœuds, vite !
Il me fixa du regard :
- Qui t'a attachée ?
J'ai dis :
- Qu'est-ce que tu veux dire « Qui » ? Un vilain !
- Où l'as-tu rencontré ?
- Mais qu'est-ce que ça peut bien faire « Où » ? Près d'ici, près de la forêt.
- Est-ce qu'il t'a parlé le premier ou tu lui as parlé la première ?
J'ai dis :
- Vas-t-en. Laisse-moi seule. Je préfère mourir que de répondre à toutes ces questions. Comment puis-je expliquer tous les vilains dans ma vie ? Comment puis-je expliquer toutes les cordes, tous les nœuds qui m'enserrent ?


Lui :

Je ne savais plus comment la prendre. Je ne savais plus qui j'étais. Nulle part en moi était inscrit ce que j'avais tellement besoin de savoir : comment un homme amène le monde à son cœur et le serre, comment un homme laisse une femme prendre son cœur et s'abandonne. Je ne savais plus où chercher pour satisfaire mes appétits romantiques et impérieux.


Elle :

Je commençais à me demander si je le touchais vraiment ou si j'étais simplement pour lui un laboratoire dans lequel il puisait pour travailler. Il voulait que je devienne la donnée connue dans le mystère de ses équations. Moi aussi j'ai commencé à avoir des appétits scientifiques. Je me suis mise à composer des hypothèses. Si j'avais la jambe coupée comme Catherine Deneuve dans Tristana, Est-ce qu'il m'aimerait autant que Fernando Rey a aimé ? Et si... si je perdais la virtuosité du contrôle des muscles de mon visage et toutes les techniques que j'avais acquises dans les cafés, est-ce qu'il me trouverait tout aussi séduisante ? Et si... si je lui disais que je ne l'aimais plus et qu'il me dégoûtait, est-ce qu'il saurait que c'est un mensonge et que, de toute façon, il me ment aussi ? Mes hypothèses n'avaient pas de solutions faciles. Et, comme dit Cocteau, puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur. Je me suis donc penchée sur les outils essentiels de mon répertoire : comment chuchoter une promesse, défaire une menace et jurer sur le moment.


Lui :

Le 823ème jour de notre mariage, on est allé dans notre maison de campagne pour passer une fin de semaine tranquille. J'étais sur la route, sur ma bicyclette jaune. J'avais fais des courses au village et je rentrais chez nous. Avec mon corps, je pensais à l'air pur, aux oiseaux et à garder la stabilité de ma bicyclette, bien-sûr. Mais avec mon esprit, je pensais à complètement autre chose, aux 88 notes de mon piano, comme la Thora cachée que je n'avais qu'à mettre en ordre pour découvrir le Saint Nom intouchable de Dieu. Soudain, des cris d’affolement brisèrent ma rêverie. C'était ma femme attachée à des rails de chemin de fer. Comment a-t-elle pu se laisser attacher à des rails ? J'ai foncé vers elle mais il suffit de dire qu'on s'est engueulés et que je n'étais pas capable de l'approcher pour défaire ses cordes et ses nœuds. Je suis rentré chez nous très inquiet pour sa santé physique et mentale. Je me suis assis tristement à côté du téléphone pour attendre le coup de fil terrible. Deux heures plus tard, elle est rentrée comme si de rien n'était en me disant :
- Le vilain dans ma vie, c'est toi.