Publié le 20 novembre 2014 par Jean-Pierre ♫ - Dernier commentaire le 21 novembre 2014

Meurtre au manoir

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Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'un femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Paul Verlaine - Mon rêve familier


Meurtre au manoir


Sale affaire, je vous le dis ! Jean Lestienne a été amené mort ce matin au village. Il était âgé de soixante-cinq ans. Un âge raisonnable, me direz-vous, mais tout de même pas pour prendre une balle dans le dos ! Et qui a été mis sur le coup ?! Bill Morlet, ça va de soi !

Ce sont les gars du manoir qui l'ont amené ce matin sur une civière. Le manoir ! Sale affaire, crénom d'un chien ! Le manoir, on y accède par un petit sentier qui serpente à travers la forêt. Pas moins d'une heure qu'il faut pour y aller. Et encore, au pas de course ! Il paraît que c'est une grande bâtisse mais rares sont les gens qui osent s'en approcher. Tous les jours, il y a deux grands gaillards, costauds comme pas deux, taillés dans du roc tant ils sont impassibles, pas bavards pour deux sous, qui viennent faire les commissions. Avant midi, les voilà repartis, bringuebalant de la nourriture pour trente au bas mot, et autres produits de première nécessité. Du manoir, c'est tout ce qu'on sait ! Autant dire rien ! Alors, faut pas s'étonner des jaseries et autres stupidités. C'est pas que les paysans soient plus bêtes que nous autres mais, ici, au village, on s'ennuie à crever. Alors, forcément, l'imagination se débride. Je vous fais grâce de toutes les horreurs que l'on colporte parfois.

Moi, je m'en moque ! Au manoir, ils doivent bien être un peu givrés pour vivre comme ça, en autarcie. Mais, après tout, les moines sont de doux agneaux. Enfin, je m'en moquais jusqu'à ce matin, quand les deux gaillards, au lieu de bouteilles vides, on ramené ce cadavre. Un certain Jean Lestienne à ce que ses papiers d'identités prétendaient. Mais, ici, on n'avait jamais aperçu ne serait-ce que le bout de son nez, crochu, d'ailleurs, il faut bien l'avouer.

Et moi, Bill Morlet, troisième du nom ou peu s'en faut, sous prétexte que je suis natif du village, me voici chargé de l'enquête par le juge d'instruction du bourg voisin. Sale affaire, croyez-moi ! Et me voilà, cahin-caha, serpentant cet inquiétant et sombre sentier forestier à la suite des deux impassibles qui, pourquoi le taire ?, fournissent d'honnêtes efforts pour régler sur le mien leur pas impétueux.

Sale affaire, soit !, mais pas tant que ça somme toute. L'autopsie a révélé une mort par balle au court de la nuit. On s'en serait douté, me dites-vous. Mais, là, moi, Bill Morlet, je demande : attention !, de quelle balle s'agit-il ? Un onze millimètres fileté. Autrement dit, l'arme du crime est un Moser 64 ! Une arme américaine pas vendue en France ! Foi de Bill Morlet, le zoulou qui, dans cette maison de fous, cache sous son lit un engin pareil, sera vite repéré. Aussi vrai que ne m'a jamais trahi le Magnum fixé sous mon bras gauche, j'aurai résolu cette embrouille avant même ce soir ! ET pourtant, plus j'y pense et plus je me dis que je me fourre là dans une sale affaire.

***

La tête basse, les pieds traînant lourdement dans la neige, je commence à en avoir ma claque de cette foutue histoire quand, enfin !, nous arrivons au manoir. C'est une grande bâtisse toute en bois qu'enveloppe un froid crépuscule. Bien qu'on ne soit qu'en fin d'après-midi, la plupart des volets sont clos. Les autres fenêtres sont ornées d'épais rideaux blancs. Énigmatique demeure que voilà ! Sortant de dessous mes pensées, je m'aperçois alors que je suis seul face à la porte principale. Les deux énergumènes ont dû filer vers quelque entrée de service ! Crénom d'une pipe ! Tendant une main hésitante vers le battant en cuivre, je me rends compte que s'est emparé de moi un étrange sentiment où se mêlent la peur, voire l'angoisse, et l’ardent désir d'un renouveau. Un peu comme le jour de ma première minette. Mais, foi de Bill Morlet, ce n'est pas le moment de faiblir ! Je sonne. Elle ouvre.

J'ai beau être natif de ce bled, j'ai quand même de l'éducation. Je sais parler aux dames. Elle porte un crêpe autour du poignet et, ça m'a presque étonné, elle semble tout à fait normale. Comme quoi, les ragots de village, c'est que des menteries.
- Mme Lestienne, que je fais, compatissant au mieux, je suis l'inspecteur Morlet, Bill Morlet. Je sais que c'est très sur pour vous mais il va falloir que je mène mon enquête, vous comprenez. Je tâcherai d'être le plus discret possible.
- Je suis Louise Lermitte, répond-elle d'un ton sec et pincé.
Puis, d'une voix triste; elle rajoute :
- Jean était mon frère.
Et, très digne, refoulant une larme au coin de l’œil, elle me mène au salon, une petite pièce sombre d'un genre classique, bourgeois, sans plus.

***

Fière, impassible, Mme Lermitte explique :
- Ce matin, mon frère a été retrouvé mort dans on lit.
- Une balle dans le dos, je rajoute.
- En effet, réplique-t-elle pincée.
- Excusez cette indiscrétion : il dormait sur le dos, M. Lestienne ?
- C'est effectivement le cas.
J'aurais dû m'en douter ! Ben mon zoulou, sale affaire, que je me dis.
- Vous êtes nombreux ici ?
- Grande est notre famille.
- De quoi vivez-vous ?
- M. Morlet !
- Excusez la question. Mais c'est nécessaire. Le mobile.
- M. Lestienne, feu mon grand-père, était banquier. Il avait accumulé un petit pécule qui, judicieusement placé, nous permet de vivre correctement aujourd'hui.
- Avez-vous de la domesticité ?
- Les deux garçons qui vous ont accompagné, ainsi que deux demoiselles qui se chargent essentiellement de la cuisine, sont en effet à notre service. J'ai à leur sujet la plus entière confiance.
- Il faudrait que je puisse interroger tous les habitants du manoir. Simple routine, vous comprendrez.
- Il se fait tard. Vous pourriez profiter du dîner pour un premier contact.
Premier contact ! Prudent, je fais :
- Je ne voudrais surtout pas abuser.
- Ce n'est rien. De plus, il est de notre devoir d'aider au mieux l'appareil judiciaire qu'ici vous personnifiez. Une chambre vous a été préparée. Vous ne voudriez tout de même pas reprendre, de nuit, le chemin du retour.

Vaincu, je m'incline.
Tout cela est proposé avec une telle fermeté, une telle certitude de convaincre ! On ne peut pas refuser. Et voilà comment je me suis laissé embarquer dans cette salle affaire ! Mais, comprenez-moi, je n'allais pas me payer seul, sous une nuit sans lune, le chemin forestier.
Faut me pardonner.

***

Foi de Bill Morlet, tout ça s'est passé trop vite. Ou c'était concerté ou je me suis conduis pire qu'un débutant ! Mme Lermitte m'a mené à table puis les autres membres de la famille, du moins une partie, nous ont rejoint. Des gens gens tout ce qu'il y a de plus normaux, soit dit en passant. Après de courtoises salutations, ils ne sont plus préoccupé de moi et ont entamé leurs bavardages habituels en m'ignorant complètement. J'essayais bien de les observer un brin, d'en découvrir un plus nerveux que les autres, mais Mme Lermitte m'avait à l’œil. Vrai : cette dame m'impressionne. Et puis, le repas était copieux. Et bien arrosé avec ça ! Foi de Bill Morlet, je la connais bien cette vieille canaille. Elle a le coup de fourchette facile. Sans parler de la descente ! C'est pourquoi, à la fin du repas, j'étais un peu amoindri. A cause de la bouffe, uniquement. Je résiste très bien à l'alcool, bien entendu. Ensuite, Mme Lermitte m'a sans doute accompagné jusqu'à ma chambre. En tout cas, pour l'atteindre, il en fallait des couloirs et des escaliers grinçants et vermoulus ! Là, je me suis écroulé comme une souche. Je me demande comment il se fait que je me sois réveillé entre les draps, déshabillé qui plus est. Il n'était pas loin de midi. Une soubrette, mignonne comme tout, appétissante à souhaits, m'a apporté un brunch sur un plateau. Avec, il y avait un mot de Mme Lermitte :

Je ne puis malheureusement pas m'occuper de vous ce matin.
Veuillez m'en excuser. Ci-jointe, la liste des habitants du manoir.

Puis, d'une écriture fine et précise, suivaient alors vingt-sept noms : douze Lestienne, sept Lermitte, quatre Lebrun et les quatre domestiques.

Et voici pourquoi, avec un mal de crâne pas possible, alors que les horloges de cette foutue baraque rivalisent de vitesse pour sonner les douze coups de midi, j'erre désespérément dans cette étonnante demeure plus tordue que le palais du roi Minos, à la recherche d'un certain Jacques Lestienne, frère du défunt, le premier de ma liste. Pourvu qu'il soit plus facile à appréhender que le Minotaure !

J'évoquais à l'instant la mythologie grecque. Non en vain ! Après de nombreux tours et détours, je commence petit à petit à comprendre l'architecture de cet incroyable manoir. Ou plutôt, à comprendre que celle-ci est totalement incompréhensible. De prime abords, tout est en bois du plancher au plafond ce qui, déjà, donne une étrange ambiance toute à la fois chaleureuse et étouffante, presque angoissante. Et puis, il n'y a jamais plus de deux mètres de couloir en ligne droite. Sans cesse des tours et des détours. Enfin, on grimpe ou descend sans arrêt de petits escaliers de trois ou quatre marches. Pas un seul véritable escalier. Ce qui fait que l'on passe d'un étage à l'autre - mais peut-on seulement parler d'étages ? - par une succession de paliers tous semblables et distincts à la fois. Et, partout, des portes closes. J'en ai vu défiler au moins une vingtaine. A moins que je ne tourne en rond en vieux crétin que je suis. Sans fil d'Ariane, cette fois. Sale affaire, en vérité !

Foi de Bill Morlet, il faut agir ! Je frappe. Fraîche et souriante dans l'éclat de ses vingt ans, d'un geste vif, elle ouvre. J'en suis tout esbaudi. Quelle superbe jeune fille que voilà ! Un peu ému, je bafouille. Mais elle m'interrompt :
- Oh ! L'inspecteur Billy ! Un privé au manoir ! Génial ! Et c'est moi qui ai le privilège de passer la première aux aveux !!
Ne sachant trop si elle se moque ou s'amuse, j'opte pour un froid professionnalisme :
- Mademoiselle. A qui ai-je l'honneur ?
- Hé mec ! qu'elle fait, outrée. Claire Lestienne, nièce du défunt. On s'est vu au dîner, quand même !
- Enchanté. Pourriez-vous me parler de votre oncle ?
- OK Billy. Mais si tu veux, tu peux me tutoyer.
Avec cette fille, il est diantrement difficile de faire la part de l'effronterie et du naturel accueillant. Je fais, poli :
- J'en serais ravi.
Elle se pousse pour me laisser entrer et lance négligemment :
- Tonton Jean, pas étonnant qu'il soit mort : il était tout le temps malheureux.
- Ah bon. Mais pourquoi donc ?
- Sans doute parce qu'il allait bientôt mourir.
Un peu agacé, j'insiste. Toujours aussi souriante, elle rétorque :
- Est-ce que je sais ? Pourtant, le bonheur, c'est tellement simple.
- Yep ! je réponds finement, flairant le danger. Cette petite n'est pas mal du tout mais ce n'est pas mon genre.
Je jette un coup d’œil autour de moi. C'est une vraie chambre de jeune, authentique un max. Un bordel pas possible. Des tas de trucs et de machins que moi-même j'en sais pas le nom traînent un peu partout. C'est à peine si on peut poser les pieds par terre. Sur un mur, l'ineffable portrait du Che. En face, Marylin en danseuse espagnole dans la démangeaison septennale.
- T'es plutôt branchée, côté cinoche ? que je fais, histoire de l'amadouer.
- Super, la nana, non ? qu'elle répond avec un grand sourire.
- Et lui ? je demande en montrant le Che.
- Je n'ai vu aucun de ses films mais c'est sûrement un acteur génial !
Je n'ose essayer de comprendre si elle se moque...
- Toi, tu serais plutôt du genre série policière américaine, qu'elle fait.
- Starsky ou Hutch ?
- L'inspecteur Colombo.
Pendant que je fais la moue, elle s'assoit sur le lit, défait, ça va de soi, en riant aux éclats. Je profite de l'occasion pour observer la chambre d'un peu plus près. Dans cette jungle inextricable de sweat-shirts, collants et paires de chaussettes emmêlées, subsiste, étonnamment, un tas bien ordonné de chemises de nuit multicolores. Doublement inhabituel ! Ou Bill Morlet n'y connaît rien ou une fille de ce genre dort complètement à poil ! Insensiblement, je m'adosse donc à la commode et cache derrière mon dos les sournois agissements de mes mains.
- Allez. Détends-toi ! qu'elle fait. Raconte-moi la première fille avec laquelle tu as couché.
Un peu surpris, je rétorque :
- Comme le chantait Jacques Brel, en amour, l'important est de ne pas confondre l'érotisme et la gymnastique.
- C'est une proposition ?
- J'adore la gymnastique, je réplique, placide.
Et, dans le même temps, j'extrais d'entre ses vêtements un Moser 64 que je brandis avec fierté !

Elle me regarde alors avec des yeux de furie.
J'ai cru un instant qu'elle me fusillait du regard à cause du pistolet mais, non, elle s'exclame violemment :
- Sortez d'ici, M. Morlet ! Je ne veux plus vous voir ! Cessez définitivement de fouiller honteusement dans ma vie privée !
C'est alors seulement que son regard tombe sur l'arme que je ballote, indécis :
- L'arme du crime, n'est-ce pas ?! Triple crétin ! Cet engin n'a jamais servi ! Il n'est même pas chargé !!
Et, sans avoir eu le temps de dire ouf, me voici éjecté comme un malpropre. La porte claque violemment derrière moi. Foi de Bill Morlet, je ne me fierai plus jamais à Jacques Brel. Car il va sans dire qu'une rapide analyse allait me montrer que cette foutue arme n'avait effectivement jamais été utilisée. Je suis donc doublement crétin. Je peux bien l'avouer maintenant : cette petite a quelque chose de direct qui me plaît assez.

***

Cherchant désespérément dans cette jungle de lattes plus ou moins vernies un coin que je connaisse, ma chambre ou un truc dans ce genre, j'aperçois devant moi une silhouette disparaître rapidement. Foi de Bill Morlet, je suis sauvé ! J'appelle. Trop tard ! Quelle foutue baraque !

Soudain, la porte contre laquelle, amer, je me suis adossé, s'ouvre brusquement. Meurtri, je regarde en sortir un homme bien bâti, l’œil vif, cheveux courts, vêtu d'un short et d'un maillots tous deux d'un blanc immaculé quoique perlés de sueur.
- Excusez-moi, dit-il.
Puis, me dévisageant :
- Tiens ! Mais c'est M. Morlet ! Quelle heureuse surprise ! Vous voulez peut-être me poser des questions ? Entrez, je vous en prie.
Il ne s'agit pas de sa chambre mais d'une petite salle de sport.
- Vous permettez ?
Et, sans attendre de réponse, il s'installe sur un canoë de musculation puis, vigoureusement, se met à ramer. Tout sourire, quoique le visage rouge, il se tourne vers moi et dit :
- Je suis à vous.
- Qui êtes-vous ?
- Très bonne question ! Je suis Pierre Lestienne, neveu de Jean.
- Claire est votre sœur ?
- Non. Ma cousine.
- Que savez-vous concernant la mort de votre oncle ?
- On l'a trouvé hier matin, décédé dans son lit.
- Assassiné ! Par balle !
- C'est en effet ce qu'on m'a dit. Je n'en sais rien personnellement : c'était l'heure de mon entraînement.
Et, ce disant, ce sacré rameur de fond pire que monsieur Muscles quitte son canoë pour, d'une traite, se pendre à des barres parallèles et voltiger ferme.
Je reprends :
- Que savez-vous concernant Jean Lestienne ?
- C'était mon oncle. Il n'aimait pas le sport.
- Un mobile éventuel ? Un coupable potentiel ?
- Aucune idée.
Enfin il s'arrête un peu et se plante devant moi, suant à grosses gouttes. Me montrant sa salle du bras, il demande :
- Vous aimez la gymnastique ?
Je m'assombris :
- En fait, je préfère l'éro... euh... je veux dire la boxe, je réponds à l'impromptu, sous le coup de l'inspiration, apercevant des paires de gants qui pendent au mur.
Avant d'avoir eu le temps de dire ouf, me voici paré, en garde, face à mon adversaire. Heureusement que j'ai fait de la boxe quand j'étais môme ! Et puis, avouons-le, Pierre Lestienne est un hôte poli. Je me défends quand même drôlement bien pour mon âge ! Même si mon adversaire est plus âgé que moi. En fait, tout est dans l’absence d'entraînement.
- Votre jeu de jambes ! qu'il dit.
- Votre garde ! qu'il rajoute. N'oubliez pas votre garde !
- Votre crochet du droit ! qu'il fait, un peu trop lent, quoi !
Soudain, un éclair de génie me traverse l'esprit de part en part. Ce doit être l'effet du sport. Sournois, je demande :
- Quels sports pratiquez-vous ?
A mon grand soulagement, il s'arrête de boxer pour répondre :
- Un peu de tout : musculation, gymnastique, tir, trampoline, ...
- Du tir ? J'adore ! Quelle arme utilisez-vous ?
- Un Moser 64.
- C'est bon comme engin. Vous pouvez me le montrer ?
- Pas ici. Il se trouve dans ma chambre. On y va ? Au pas de course, bien entendu !
Je n'ai pas le choix. J'accepte.
Inutile de préciser que Pierre Lestienne m'a semé sans peine. Avant même que j'ai eu le temps de donner le meilleur de moi-même. Pourtant, foi de Bill Morlet, je suis un coureur épatant !

C'est alors que j'ai rencontré Louise Lermitte. Qui d'ailleurs me cherchait. Elle m'a amené jusqu'à la chambre du défunt et, là, imperturbable, elle me dit :
- Comme il se peut que vous ayez à rester quelques temps, j'ai pensé que vous seriez moins à l'étroit ici. J'ai fait remplacer les affaires de mon frère par les vôtres. Quelque chose ne va pas, M. Morlet ?
- Non. Ce sera très bien. Merci beaucoup. Beaucoup.
Sûr que je suis mal à l'aise. J'aurais dû refuser mais, rien à faire, cette femme m'impressionne. La chambre du mort ! Je ne suis pas superstitieux mais quand même ! Pour penser à autre chose, je demande :
- Pierre Lestienne est votre neveu ?
- En effet.
- C'est un charmant jeune homme.
- En effet.
- Il m'a dit qu'il aimait le tir. Moi aussi j'adore ce sport.
- Depuis longtemps déjà, Pierre a scié le canon de son Moser 64 de sorte qu'il ne peut plus tirer qu'avec des balles de quinze millimètres.
Je suis soufflé ! Complètement ! Je commence à comprendre pourquoi cette femme m'impressionne tant ! Toujours aussi noble et droite, elle rajoute :
- Trêve de futilités. Le dîner est servi. Suivez-moi.

***

Comme la veille, à l'instant précis où je commence à émerger d'un copieux sommeil, la porte de ma nouvelle chambre s'ouvre. Mais, cette fois, elles sont deux à m'apporter sur un plateau un délicieux petit-déjeuner. Alors que je commence à manger, les deux filles restent là à me regarder. Et même qu'elles s'échangent des sourires énigmatiques et des messes basses sans curé que ça m'énerve un brin. Quand elles voient que je m'échauffe un peu, elles n'hésitent pas à monter le ton. En souriant bêtement, l'une dit :
- Beau gosse, l'inspecteur.
- Oui. Et il a juste notre âge.
- Si tu veux te marier, c'est l'occasion ou jamais.
Et, de suite, elles commentent sans honte mon anatomie. Plutôt des compliments, d'ailleurs :
- Pas mal du tout !
- Encore faudrait-il le voir tout entier...
- Très simple : tirons les draps.
Et, sans ambages, elles s'y mettent de abrupto. Ces deux pouliches sont plus délurées que je ne le pensais. Et mignonnes avec ça ! Néanmoins, j'arrête leur geste :
- Foi de Bill Morlet, on ne me déshabille pas sans s'être soi-même préalablement dévêtu.
Incroyable ! A peine ai-je dit cela qu'elles balancent en deux tours de mains tout ce qu'elles portent sur le dos. Nues comme des vers ! Mais bien plus affriolantes ! J'en suis complètement abasourdi. Mais ce n'est pas le moment de craquer. D'autant qu'elles me regardent avec un drôle d'air lubrique qui me plaît franchement.
- Ne restez pas plantées comme ça : vous allez prendre froid. Trouvez-vous donc un endroit bien au chaud.
Inutile ! J'ai à peine commencé ma phrase qu'elles sont toutes deux blotties à mes côtés ! Blotties ? Ben mon colon ! En fait, elles ne sont pas du tout inactives ! Et même plutôt excitées ! Au viol ! je pense Mais je me garde bien de le dire. D'ailleurs, avec ce que j'ai sur la bouche, j'en serais fort incapable.

***

J'ai à peine le temps de reprendre mon souffle qu'elles sont parties. Bah. Tant pis. Je connais leur adresse. Après une douche revigorante, je pars en chasse. J'ai quand même un cadavre sur les bras ! Hier soir, je me suis dit, il ne faut pas traîner, en finir avec cette sale affaire au plus vite. Ce matin, je suis moins sûr de moi. Demeurer au manoir n'est pas sans avantages palpables.

Une porte entrouverte. Un salon. Trois personnes qui jouent au bridge. J'entre. Je crois reconnaître l'une d'elles, une certaine Rose Lermitte.
- M. Morlet, fait-elle d'une voix accueillante. Entrez, je vous en prie.
- Je ne voudrais pas déranger.
- Pas du tout. Nous terminions notre partie.
D'ailleurs, après de courtoises salutations, les deux autres personnes, un cousin et un neveu, disparaissent rapidement.
- Vous jouez beaucoup aux cartes ? je demande.
- Jamais au poker, réplique-t-elle mi-franc-sourire mi-ironie.
Crénom d'un chien ! J'ai donc tant que ça une gueule de privé ?!
Comme elle me voit vexé, elle fait :
- On m'a dit que vous aimiez Jacques Brel.
- Bof, je réponds.
Quand ai-je bien pu sortir une connerie pareille ?
- Je le pressens à votre regard lointain et profond : vous préférez les vrais poètes, n'est-il pas ?
- Les pieds sur terre, la tête ailleurs, comme disait l'autre ? Non, ce n'est pas mon style.
Elle se lance, inspirée, les joues légèrement empourprées :

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.

Comme je ne réagis pas, elle insiste :
- Allons, M. Morlet, j'en suis sûr. La lecture de certains poèmes de Baudelaire, Mallarmé ou Aragon ne vous laisse pas indifférent.
- Mouais. En tout cas, vous avez là une sacrée bibliothèque, je fais, admiratif.
- Si vous voulez vous servir, j'en serais ravie. Ils ont été écrits pour être lus.
- Vous avez des polars ?
- Vous voyez ! J'avais raison tout à l'heure, dit-elle mi-sourire en me désignant le bas de la bibliothèque. Choisissez. Je vais préparer du thé.

Agatha Christie ? Bof. James Hadley Chase ? Bah. Jim Thompson ? Mouais. J'opte finalement pour un Pat Highsmith. Comme je constate que Rose Lermitte n'est pas encore revenue, je lève précautionneusement la tête. Plus haut, Sartre, Proust, Camus et beaucoup d'autres se côtoient sans honte. Je choisis rapidement un recueil de nouvelles de Borges que je cache précipitamment dans mon blouson. Juste à temps ! La revoilà !
- Asseyez-vous, je vous en prie. Vous en voulez beaucoup ? me demande-t-elle en soulevant délicatement une théière en porcelaine.
- Une toute petite tasse, merci, ça m'empêche de dormir.
Sans rire ! Elle veut m'empoisonner avec son breuvage à l'eau de rose ! Une tasse entière ! Il y a là de quoi rendre dingue, ou pire, vieille-fille !, tout un bataillon de truands ! Que diantre ! Je ne suis pas Hercule Poirot !
- Je comprends, dit-elle visiblement désappointée, que vous ayez l'esprit trop occupé par votre enquête. Je crois qu'il serait préférable de discourir littérature une autre fois, n'est-ce pas ?
- En effet. Une autre fois.
- Je suis à vous.
Ce fut extrêmement rapide. Je fais :
- Vous êtes Rose Lermitte, la cousine de Jean Lestienne ?
- C'est exact.
- Possédez-vous un Moser 64 ?
- Non. Pas moi.
D'autres questions ? J'ai la sourde impression que miss Pivot, avec son franc sourire, se contenterait de me citer Rimbaud ou Verlaine. Peut-être même Villon. La ballade des pendus, évidement. Après de rapides salutations, je m'éclipse sans plus tarder, ce qui me permet de laisser la moitié de ma tasse de thé ! Mais une chose me tracasse vraiment. Qu'a-t-elle voulu dire par "Pas moi." ?

***

Me voici de nouveau à errer dans cette sacrée bicoque. ! Il n'est pas midi. Je peux encore me farcir un nouveau zoulou. Comme d'habitude, je suis seul dans les couloirs obscures. Une seule solution : je frappe.
- Entrez, entrez, dit une voix la bouche pleine.
Le gaillard doit s'empiffrer sec. J'ouvre. Erreur : les deux zombis qui sont assis là, seuls à table, s'arrosent neufchâtel papal, pas moins ! Et à en croire les fumets qui titillent ma narine, ils ne s'empiffrent pas, ils se délectent !
- Soyez le bienvenu.
Et, avant que j'en ai placé une, un couvert pour moi est dressé. Tout chaud, un sauté de mouton à la provençale m'y attend. Circonspect, j'hésite un peu.
- Je vous en prie : vous n'allez pas refuser un bon repas.
Que rétorquer à de tels arguments ?! Je m'assoie et me présente :
- Bill Morlet. Inspecteur Bill Morlet.
- Enchanté, inspecteur. Mme Lebrun et moi-même sommes ravis de nous avoir à notre table.
- Tout le plaisir est pour moi, que je fais en acceptant joyeusement une bonne rasade de vin.
Ce sont vraiment des gens charmants, distingués et tout. Et quel sens de la gastronomie ! Craignant de commettre une gaffe, mais curieux, je demande quand même :
- Vous ne mangez pas avec le reste de la famille ?
M. Lebrun, d'un ton raffiné :
- Les habitants du manoir sont, pour la plupart, de charmante compagnie. Mais ils manquent cruellement de goût en matière gastronomique. Comment peut-on se contenter des repas préparés par ces deux... "cuisinières" ?
En accentuant juste ce qu'il faut sur les guillemets, évidemment. Quel style !
Poli, je hoche la tête. De toute façon, je ne vais quand même pas répondre la bouche pleine !
- Ma femme est un extraordinaire cordon bleu, rajoute-t-il.
Celle-ci, aussi sec, rougit comme le vin dont je viens de vider mon verre.
- Notre grand désespoir est de voir nos deux enfants préférer ces repas à notre table.
- Il n'y a plus de jeunesse, que je fais, compatissant. C'est la faute aux fast-foods et autres hamburgers.
- Évidemment.
Alors que madame apporte le dessert, une omelette norvégienne, cela va de soi, monsieur demande :
- Peut-être désirez-vous nous poser quelques questions au sujet de votre enquête ?
- Je ne voudrais surtout pas gâcher votre repas.
- Je vous en prie. C'est tout naturel.
Décidément, ils sont tous plus coopératifs les uns que les autres, ces bougres. Pourtant, je ne sais toujours rien, ni sur Jean ni sur son meurtre. Je fais :
- Vous excuserez l'impertinence de mes propos mais c'est la routine.
- Allez-y. Nous ferons de notre mieux.
- Possédez-vous une arme ?
- Ma femme est un peu craintive, surtout la nuit. Elle garde en permanence un revolver dans le tiroir de sa table de nuit.
- De quel modèle ?
- Un Moser. 64 je crois.
A coup sûr, j'ai dû bondir un brin. Me reprenant, je demande :
- Puis-je le voir ?
Comme un soupir, Mme Lebrun s'en va. Telle un murmure, la voilà revenue, une arme à la main. D'un seul coup d’œil, je peux constater qu'elle n'a jamais servi.
- Vous voyez : ce fut bref.
- Vous prendrez bien un peu de café ?
- Avec plaisir.
Du pur Colombie, moulu main évidemment.

***

Après une bonne sieste, faut bien digérer !, je repars à la chasse, cette fois fermement décidé à en finir avant le dîner. Soudain, toutes les horloges de ce satané manoir se mettent ensemble à chanter. Sept heures ! Crénom d'une pipe ! J'ai sûrement dû m'assoupir un peu trop longtemps. Pressé, excité, je fonce droit devant moi et me cogne soudain à l'un des deux colosses taciturnes. Il sort d'une chambre un plateau à la main. J'attaque :
- Quoi c'est-y ?!
- Le dîner de M. Charles.
Comme je fais mine de frapper à la porte, il m'arrête :
- M. Charles n'aime pas la compagnie. C'est un solitaire.
- Tiens donc ! Comme par hasard ! Va voir ailleurs si j'y suis, mon gaillard !
Heureusement, il obtempère sec. Je frappe. On ouvre. C'est un vieil homme affable, un peu courbé, cheveux blancs, l'air très sage, pas fier pour autant.
- Charles Lestienne. A qui ai-je l'honneur ?
- Bill Morlet. Inspecteur Bill Morlet. Je ne voudrais pas vous déranger.
Il semble un peu gêné mais me laisse quand même entrer. Méfiance ! Je suis sur la bonne piste. Mon flair ne m'a jamais trompé. Enfin, presque...

Sur une table, d'énormes albums sont ouverts, pleins à craquer de timbres multicolores. J'en avais une, quand j'étais gosse, de collection. Admiratif, je jette un coup d’œil.
Il fait, modeste :
- Bah. Simple passe-temps.
Néanmoins, je ne peux m'empêcher de contempler ces chefs d’œuvres miniatures. C'est chouette, non ?
Soudain, je m'arrête. Le vieil homme me dévisage littéralement, sourire aux lèvres.
- Vous avez tout d'un platonicien.
- Quoi c'est-y ?
- Platon était le disciple de Socrate.
- Ah. Celui qui buvait trop.
Mais je ne le fais apparemment pas rire. L'air grave, il réplique :
- Ne jouez pas avec vous-même. La philosophie pose seule les vraies questions, vous le savez.
- Ah oui, je vois. D'où viens-je ? Qui suis-je ? Où vais-je ?
Me fixant tranquillement, il demande :
- Et vous, qu'en pensez-vous ?
Sérieux, je fais :
- Je m'en vais vous résumer mon opinion à ce sujet en moins de temps qu'il n'en faut pour s'enfiler un triple whisky : nous surgissons du néant pour y replonger peu après. Coincée entre ces deux infinis, la vie est donc absurde. Elle est de ce fait un but en soi.
Le vieil homme commente :
- Je vois. Vous êtes en quelques sorte un subtil mélange d'épicuriste et d’existentialiste sartrien mais certes pas un idéaliste platonicien. Je retire ce que j'ai dis tout à l'heure.

Comme je reste silencieux, noyé dans la contemplation de son immense bibliothèque, il s'exclame, tout d'un coup :
- Savez-vous quel est votre plus grand défaut ?
- Dites toujours.
- Vous êtes intelligent. C'est pourquoi vous souffrez, par paresse ou par crainte de l'échec, de vous contenter d'affirmations péremptoires qui ne vous satisfont pas réellement.
Je réplique sur un ton légèrement moqueur :
- Je suppose que c'est un compliment,
Puis, comme il se tait, je rajoute :
- Mais la philosophie me barbe. Et puis surtout, j'ai un cadavre sur les bras. Si vous pouviez être plus concret dans vos propos.
- Cela va être rapide. Je crains les hommes et le futile tourbillon de leur semblant d'existence. Je ne sors jamais de ma chambre. Jamais. Je vis là, cloîtré avec mes livres, Platon, Kant et tant d'autres.
Il dit cela en balayant du bras la gigantesque bibliothèque qui recouvre entièrement l'un des murs de son antre d'ascète. C'est alors que mon regard tombe sur une étrange décoration : accrochés au mur, deux Moser 64 croisés comme des épées ! Nom d'un chien ! Ça devient une manie ! Mais, attention !, chat échaudé craint l'eau froide. Prudent, je remarque :
- Pour un pur esprit, vous avez là deux instruments mortellement concrets.
- Ah oui. Je les avais complètement oubliés. Je les ai mis là après que feu M. Lestienne, l'ancêtre, pas Jean, en ait découvert une caisse pleine dans les bois peu après la guerre. Une erreur de parachutage des alliés, probablement. Depuis, tous les membres de la famille en possèdent au moins un. C'est mignon, vous ne trouvez pas ?
D'où viens-je ? Qui suis-je ? Ça va encore. Où vais-je ? C'est une autre paire de manches ! Je pars sans répondre à sa question. Philosophe ou pas, ce gaillard me paraît un brin ironique.

***

Foi de Bill Morlet, toutes ces émotions m'ont secoué. J'ai besoin de remettre mon esprit un peu au clair. Tant pis pour le dîner. Je me laisse lourdement tomber sur mon lit et me sers une belle lampée de whisky. Le vieux Bill Morlet, depuis le temps que je le supporte, j'ai appris à le connaître. Dégustant le cervical lubrifiant, je fixe d'un œil morne le plafond au dessus de mon lit. Des lattes, rien que des lattes ! Cette foutue baraque est donc en bois de la cave au grenier ! Celles-ci, d'ailleurs, grincent insensiblement. Comme qui dirait que, là-haut, quelqu'un fait les cent pas. Qui donc ? Allez savoir ! Impossible de se repérer dans une bicoque aussi tordue. Mais trêve de diversion ! L'heure solennelle du bilan est arrivée ! Plus j'y pense et moins j'arrive à détecter la bonne métaphore. Suis-je un loup dans la bergerie ou un agneau dans l fosse aux lions ? Avouez qu'il y a de quoi se cogner la tête contre les murs ce qui, d'ailleurs, serait idiot étant donnés les matériaux locaux. Au mieux, on se retrouve dans la pièce d'à côté. A coup sûr pour tomber nez à nez avec monsieur Muscles. Mais, soyons sérieux ! Je ne parle pas de ce demeuré cadavre qui m'a toujours laissé froid comme la mort. Intelligent comme vois l'êtes, vous avez tout de suite compris que cette vieille peau de Bill Morlet ne s'est traînée jusque là que pour satisfaire son insatiable curiosité, titillée par l'énigmatique manoir. D'ailleurs, qui se préoccupe de l'affaire ? En vérité, tout le monde s'en contre-sur-balance !

Soit ! Ce damné manoir m'intriguait ! Mais maintenant, me voici dans la place. Alors ? Quid novis ? Car, avouons-le crûment et sans ambages, qu'ai-je trouvé là sinon la futile impression d'exister, cet insatiable appétit vital à peine suffisant pour contrecarrer existentiel appel de l'être, la recherche de cet inévitable point final qui donne un sens à l'absurde ? Car, comme disait Jules, veni, vidi, vici. Vici, certes, mais qui ? That is the question ! Affirmons-le sans honte : medice curate ipsum !

Mais trêve de bavardages ! Après une bonne gorgée de liquide écossais, je m'adonne enfin à une activité plus sereine, la sage lecture de "M. Ripley".

***

Et dire que, pour la troisième fois, je me réveille dans ce damné manoir ! Mais, aujourd'hui, pas d'accueil chaleureux. Le plateau est là, apporté sans bruit pendant mon sommeil. Le petit-déjeuner avalé, je prends une douche et m'habille. Que faire ? Cette enquête n'intéresse personne. Un jogging avec le dingue ? Discourir sur Spleen autour d'une tasse de thé avec miss Rose-Bonbon ? Déguster une succulente escalope normande arrosée d'un bordeaux de la meilleure cuvée ? Jouer les existencialistes kantiens avec un moine philosophe ? Vraiment, je ne vois pas !

Un frisson de l'air. L'intuition. Je me retourne. Elle se tient droite, devant moi, dans la noble rigidité de son deuil. Louis Lermitte ! Pourquoi faut-il que cette dame, digne et sérieuse, me fasse un tel effet ? Elle n'est pas particulièrement belle, certes non, et, physiquement, elle ne m'attire nullement. Pourquoi, devant elle, ai-je la désagréable impression d'être entièrement nu ? A coup sûr, ces yeux durs et limpides me déshabillent de la tête aux pieds. Deux vrais miroirs ! Nom d'une pipe ! Je suis pourtant un sacré narcissiste ! J'adore m'admirer ! Mais, là, je suis terriblement gêné et fuis comme la peste son regard perçant. J'ai le sentiment détestable de ne rien pouvoir lui cacher. Cette dame me connaît comme si elle m'avait fait !

D'une voix douce et inflexible, elle dit :
- Vous êtes plutôt bel homme, M. Morlet, et qui plus est fort intelligent.
Un peu honteux, me tordant nerveusement les doigts, je fais :
- Pourquoi me dites-vous ça ?
Imperturbable, elle réplique :
- Cessez donc de croiser ainsi vos mains. Vous jouez très mal la comédie.
Mais rien à faire ! Pour une fois, je suis vraiment, franchement, terriblement gêné.
- Je souhaite uniquement vous poser une question : qu'êtes-vous venu chercher ici ?
Je panique ! Que dire ? Que faire ? Avec elle, inutile de déterrer le cadavre. Ce serait de très mauvais goût. Je bafouille :
- Euh... je... l’exotisme, sans doute ?
- C'est bien ce que je craignais : vous ne le savez même pas vous-même.
Et, comme un murmure, dans le doux frissonnement de son être, elle disparaît plus vite qu'elle n'est venue.

Complètement abattu, je m'écroule sur mon lit. Mon bras fouille la table de nuit, attrape le polar, hésite un instant puis, comme sous le coup d'une inspiration subite, l'échange contre "Fictions" de Jorge Luis Borges.

***

Je ne suis pas allé déjeuner. Pas faim, voilà tout. J'ai fais la sieste. Une sieste d'ennui, non de paresse, encore moins de fatigue. Las, je me lève. Il faut pourtant que je me décide à faire quelque chose, nom d'un chien !, sinon je vais devenir dingue.

Ils savent tout de moi. Et l'ont toujours su. Tout est concerté, calculé. C'est à coup sûr un guet-apens. Le cadavre ? Un faux, sans doute. D'ailleurs, ai-je bien vu ce mort il y a déjà trois jours de cela ? Je n'en suis même pas complètement certain. Je ne me souviens plus ! Mais que veulent-ils au juste ? Pourquoi toute cette diabolique mise en scène ? Pourquoi m'avoir attiré jusque là ?

Soudain, l'inspiration : s'il y a bien une personne dans ce foutu capable de me dire la vérité, franchement, crûment, sans rien me cacher, c'est à coup sûr la petite Claire. Mais, au fait, nom d'une pipe !, pourquoi est-ce que je m'acharne à l'appeler petite ? Je suis pourtant presque certain qu'elle a un ou deux ans de plus que moi.

Décidé, je bondis hors de ma chambre. C'est alors que l'angoisse s'empare de moi. Où aller ? Dans quel sens ? A quelle porte ? Il ne faut surtout pas que je tombe sur un de ces dingues !

Soudain, deux mètres en avant, monsieur Muscles passe en courant. A coup sûr avec son Moser à canon scié ! Inquiet, je fais demi-tour, tourne à droite, puis à gauche. La chambre de Claire doit être par ici. A tout hasard, j'ouvre... pour tomber nez à nez avec miss Rose-Bonbon ! Sourire éclatant, franchement ironique :
- Si nous parlions de Borges, M. Morlet ?
Je repars en courant. Devant moi, les deux impassibles, barrage inexorable, me coupent la route. Je bifurque. Où aller ? Comment s'y retrouver ? Un bruit de pas. Je me plaque dans un renfoncement. Non loin de moi, droite, digne, marche Louise Lermitte. J'en suis certain ! Elle tenait un petit pistolet nacré à la main ! Affolé, je fonce droit devant moi, trébuche, me relève, repars, m'arrête. Que faire ? Pas de doute : le piège se referme !

Des bruits de pas ! A droite ! A gauche ! Devant ! Dessous ! Je suis cerné !! Suant à grosses gouttes,prêt à défendre chèrement ma peau, je sors de son étui le Magnum qui ne me quitte jamais. Alors que je commence à complètement paniquer, décidé à faire feu, soudain, derrière moi, une porte s'ouvre. Un bras en sort, m'attrape, m'entraîne. Terrifié, je regarde. C'est Claire ! Je suis sauvé !!

***

Épuisé, rompu, je laisse lourdement tomber mon arme sur le sol. Je ne sais pourquoi, j'ai confiance en cette fille.
- Alors, Billy ! Le privé sort ses griffes ?
- Qu'est-ce qui se passe, bon dieu !, mais qu'est-ce qui se passe dans ce damné manoir ?
- Mais rien, Billy. T'es fat, c'est tout. Détends-toi un peu. Ton enquête te mine.
Vaincu par ces doux bras qui m'entraînent fermement, je me laisse tomber sur le lit. Comme avec un enfant qui aurait un gros chagrin, Claire me caresse doucement la joue.
- Mon pauvre Billy, t'es complètement à plat.
Soudain, je la fixe droit dans les yeux :
- Dis-moi la vérité ! Jean Lestienne a-t-il réellement existé ?
- Je vais te répondre le plus franchement possible : ça n'a pas la moindre importance.
Force m'est d'acquiescer : c'est la l'expression de la plus pure vérité.

***

Je me suis déshabillé et me suis couché entre deux draps bien frais, sous d'épaisses couvertures. Claire m'apporte une tasse de thé bien chaud aromatisé de miel. Elle me la tend avec un long regard tranquille, plein de tendresse :
- Alors, Billy, ça boume ?
- Ça commence à aller mieux.
- Faut pas te mettre dans des états pareils : la vie est si simple. Il suffit de la prendre par le bon bout.
- Soit. Mais encore faut-il le découvrir.
- Cherche, et tu trouveras.
- C'est écrit dans la bible, je sais.
Franchement amusée, elle rit aux éclats :
- Vrai ? Je ne l'ai jamais lue !
- Quand tu ris, c'est merveilleux. On dirait que le monde s'éclaire.
L'air soudain grave, elle se penche vers moi et me fixe droit dans les yeux :
- Tu le penses vraiment ?
Pour toute réponse, j' l'enlace puis l'embrasse longuement, tendrement.
Elle sourit, ravie. Puis, redevant sérieuse, elle me demande :
- Promets-moi de ne plus jamais chercher à rencontrer ces deux affreuses bonnes.
- Juré !
- Alors, je suis toute entière à toi.
Ce fut une longue, douce et délicieuse nuit.

***

L'aube, maintenant. Une voix tout près de moi :
- Tu m'aimes ?
- Bien-sûr !
- Tu vas rester avec moi ?
- Bien-sûr !
- Tu veux quitter le manoir ?
- Bien-sûr !
- Tu sais dire autre chose que bien-sûr ?
- Et toi, tu es prête à quitter le manoir pour moi ?
- Bien-sûr !

Et c'est ainsi que s'est terminée cette folle affaire. Bien mieux que je ne le craignais, somme toute. Comme le juge d'instruction n'a pas tellement apprécié le maigre résultat de mon enquête, j'ai quitté la police. Maintenant, je dirige une agence de détectives privés. Le pluriel est un peu abusif, avouons-le. Il paraît en tout cas que j'ai le look pour. Si vous avez compris quelque chose à cette folle embrouille, n'hésitez pas à venir me voir. Vous serez le bienvenu. Mon assistante est vraiment charmante. Elle se prénomme Claire.

Compiègne, Noël 1984